« Wannsee » par Fabrice Le Henanff
Par Philippe Tomblaine
Le 20 janvier 1942, dans une belle et paisible propriété du sud-ouest de Berlin, à la demande du général SS Reinhard Heydrich, quinze hauts fonctionnaires du Troisième Reich se réunissent en secret. En moins de deux heures, ils vont mettre au point l’organisation de la « solution finale de la question juive »… Avec un graphisme et un découpage qui ne cachent rien de l’horreur des faits ou du mépris des dirigeants nazis envers leurs victimes désignées, Fabrice Le Hénanff rejoint les précurseurs « Maus » de Spiegelman ou « Auschwitz » de Croci ; l’importance du témoignage sur la Shoah – aussi terrible soit il -, marque la sombre démonstration des possibles historiques.
Symboliquement entérinés et planifiés à Wannsee, la déportation et le massacre des populations juives avaient en réalité débuté dès l’invasion de l’URSS en juin 1941, lorsque les Einsatzgruppen (groupes d’intervention) exécutèrent les Juifs par centaines de milliers. En parallèle, le premier camp d’extermination (situé à Chelmno en Pologne) avait entamé sa sinistre activité en décembre 1941, tandis que les autres centres de mise à mort étaient en construction ou en projet à la même période : Auschwitz-Birkenau ouvre dès octobre 1941, Treblinka en juillet 1942, Sobibor en mai 1942. Exclus de fait de la société allemande depuis l’adoption des lois de Nuremberg en 1935, les Juifs furent condamnés à un processus de destruction, allant de la déportation à la tuerie, de la concentration et de la ghettoïsation à l’extermination de masse. Rendus anonymes sur le visuel de couverture de « Wannsee », les participants à la réunion sont ici décrits comme les membres d’une secte ou d’un quelconque cabinet noir, seulement identifiables par un symbole (le svastika), à défaut d’une même froideur criminelle. En quatrième de couverture, plongée dans un significatif enfer chromatique (noir et rouge), la façade de la villa Marlier est devenue un masque de mort : ce lieu est plus positivement devenu depuis 1992 un centre de mémoire et d’enseignement.
Dès novembre 1941, les responsables nazis ont compris les plans d’Hitler : à savoir, expulser tous les Juifs d’Europe vers les territoires de l’Est et les y faire assassiner d’une manière ou d’une autre. Mais, mener à bien une telle entreprise meurtrière implique des moyens considérables, à l’heure où l’Allemagne va déclarer la guerre aux Etats-Unis suite à l’attaque japonaise sur Pearl Harbor : l’enregistrement et le transport de millions de personnes, à un moment où les ressources matérielles et humaines nécessaires sont déjà gravement compromises, constituent un défi logistique. Afin d’éviter que certains éléments de l’appareil d’État ne fassent obstacle ou refusent de coopérer à la « solution finale », il est décidé d’inviter à une réunion les représentants de tous les ministères concernés afin de leur exposer les projets en cours et la méthode à mettre en œuvre pour leur exécution, en précisant qu’il s’agit d’une décision de la plus haute autorité du Reich. Les propos très fermes d’Heydrich seront compris de tous… sans ambigüités. Détail illustré en couverture, doublement issu du procès-verbal (1942) puis du procès d’Adolf Eichmann (1961), l’ex-responsable nazi des « affaires juives » : « Vers la fin de la réunion, du cognac a été servi, et la conversation est alors devenue moins retenue. Ces Messieurs étaient debout ensemble, ou assis, et discutaient du sujet sans mettre de gants, d’une manière très différente du langage que j’ai dû utiliser plus tard dans le rapport. […] Ils ont parlé de méthodes pour tuer, de liquidation, d’extermination. »Après avoir réalisé « Ostfront » et « Westfront » (2011 et 2012 chez 12bis), Fabrice Le Hénanff avait proposé le scénario de « Wannsee » tant aux éditions Paquet que chez Casterman. Un challenge certain, dans la mesure où le texte initial, résultant de la conférence évoquée, ne fait qu’une quinzaine de pages. Deux téléfilms avaient néanmoins déjà permis de rendre compte du déroulement et de la terrible portée symbolique des débats : « La Conférence de Wannsee » en 1978 (téléfilm allemand de 85 minutes) et « Conspiration » en 2001 (réalisation de Frank Pierson, où Kenneth Branagh joue le rôle d’Heydrich et Stanley Tucci celui d’Eichmann). Entre théâtralisation des enjeux et strict rendu de la véracité des faits, l’auteur doit surtout faire preuve d’imagination pour rendre les décors de ce huis-clos et les visages de protagonistes demeurés discrets durant tout le conflit mondial. D’où, comme l’expliquera le dessinateur, le choix de sortir des cadres : « C’est une réunion administrative. Voilà ce qu’on va faire. On emploie des mots comme évacuer pour tuer. On revient sur Babi Yar près de Kiev, ce ravin où s’est appliqué la Shoah par balle sur des dizaines de milliers de Juifs. Wannsee c’est aussi montrer qu’ils étaient arrivés au bout de ce système-là. Il fallait passer à autre chose et c’est la solution finale, le stade industriel en planifiant de gazer 60 000 Juifs par jour. Tout l’état, le Reich doit suivre. Tout est décidé, calculé. […] L’autre challenge de l’album c’était l’huis-clos. Une fois qu’on avait tourné autour de la table il fallait trouver d’autres cadres comme la sortie dans le parc où on va évoquer Babi Yar. Il y a aussi le rat qui se balade dans la cuisine, sorte de symbole. » Très documenté et relu par une historienne du Mémorial de la Shoah, l’album nécessitera trois années de réalisation et d’investissement psychologique…
source :
http://bdzoom.com/131324/lart-de/%C2%AB-wannsee-%C2%BB-par-fabrice-le-henanff/
Rappel indispensable de cette monstruosité alors que bien de personnes nient encore ce qui est arrivé pendant la 2eme guerre mondiale.