Tariq Ramadan, itinéraire d’un « imposteur »
Dans son essai « Tariq Ramadan. Histoire d’une imposture », notre confrère Ian Hamel retrace l’ascension et la chute d’un « prestidigitateur ». Implacable.
Par Thomas Mahler
Une imposture. » Ian Hamel n’y va pas par quatre chemins dans le nouveau livre qu’il consacre à Tariq Ramadan. Peu de personnes connaissent aussi bien le sinueux parcours de l’islamologue que notre confrère du Point, qui réside en Suisse. En 2007, Ian Hamel avait signé une première biographie incisive sur celui que le magazine Time avait classé comme l’un des sept innovateurs religieux du XXIe siècle. Depuis, avec cinq plaintes pour viol, le dossier Ramadan s’est lourdement alourdi et le monde entier a découvert que le fameux double discours ramadanien cachait aussi une double vie.
Pour Ian Hamel, l’imposture est d’abord idéologique. Lancé en Suisse par le sociologue socialiste Jean Ziegler, Tariq Ramadan surfe au début des années 2000 sur la vague altermondialiste et maquille les Frères musulmans (fondés par son grand-père Hassan al-Banna, admirateur de Mussolini et de Hitler) en hérauts de l’anticolonialisme. Quelle meilleure alternative à un capitalisme matérialiste et à « l’économie sans morale » de la mondialisation que l’islamisme ? Mais l’ambitieux troque vite la gauche des forums sociaux européens contre le luxe du Qatar. Il occupe une chaire à Oxford, financée par des dons de l’émirat gazier, et est propulsé à la direction du Centre de recherche sur la législation islamique et l’éthique, à Doha. Selon les révélations du livre « Qatar Papers », de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, le VIP touchait 35 000 euros en tant que consultant auprès de la Qatar Foundation.
Soucieux de plaire. Contrairement à son frère Hani, qui n’a jamais caché son fondamentalisme (selon lui, la lapidation est « une forme de purification »), Tariq Ramadan avait élevé ce qu’on n’appelait pas encore le « en même temps » macronien au rang d’art, soucieux de plaire aux médias occidentaux et à une base islamique. Après l’attentat contre Charlie, il écrit sur sa page Facebook que « rien ne peut justifier ces horreurs ». Mais, dès le lendemain, il explique à la Radio télévision suisse que l’hebdo satirique pratiquait « un humour de lâche », avant de s’interroger dans le quotidien Le Temps sur le « rôle des services secrets dans cette affaire ».
L’imposture est aussi intellectuelle. Ayant eu sa thèse au forceps, l’homme n’a jamais cessé de gonfler son CV, se présentant par exemple comme « professeur de philosophie et d’islamologie de l’université de Fribourg », alors qu’il n’était qu’un simple chargé de cours. Selon Gilles Kepel, le supposé théologien n’est pas « un arabisant de première force ».« Sur le plan théologique, c’est n’importe quoi. Il n’est ni philosophe ni islamologue », fustige Vincent Geisser, chercheur à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, à Aix-en-Provence.
Secret de polichinelle. Mais l’imposture se révèle avant tout morale. En attendant que la justice tranche, l’accumulation des affaires d’agressions sexuelles a déjà montré à quel point le prédicateur était un tartuffe. Dans une interview sur BFMTV, en septembre dernier, Tariq Ramadan évoque un « traquenard ». Pourtant, sa vie privée était un secret de Polichinelle depuis belle lurette : en 2010, Ian Hamel avait ainsi rencontré Majda Bernoussi, une Belge d’origine marocaine, qui, dans un manuscrit de 80 pages, racontait sa relation houleuse avec l’islamologue. Faute d’éditeur, le journaliste ne pourra pas en parler. Majda Bernoussi a finalement accepté de se taire sur les réseaux sociaux en échange d’un accord financier d’un montant de 27 000 euros avec Tariq Ramadan. L’année dernière, les enquêteurs ont interrogé une dizaine de femmes ayant eu des relations sexuelles avec lui. Elles évoquent des emprises toxiques et des rapports brutaux, même si consentis. Retrouvés par la police, les 399 textos envoyés à son accusatrice qui se cache derrière le pseudonyme de « Christelle » confirment que, quand il ne parlait pas de sexe en termes orduriers, le prédicateur était menaçant. C’est ce même homme, rappelle Ian Hamel, qui, dans une conférence enregistrée sur l’île de la Réunion, expliquait que « c’est une énormité de vivre quelque chose en dehors du cadre du mariage », allant jusqu’à dénoncer des piscines « non islamiques ».« Cela fait trente ans qu’il nous dit que si tu regardes des filles en maillot de bain, tu iras en enfer. Alors que ses SMS montrent qu’il n’est pas juste un obsédé sexuel, mais qu’il passe des journées entières à ça ! Majda Bernoussi ne l’a jamais vu prier ou manger halal. En privé, l’islam, il s’en fout », persifle Ian Hamel.
Aujourd’hui, l’ex-icône garde quelques soutiens indéfectibles, tel l’islamologue François Burgat avec qui, en 1993, il s’était rendu à une conférence islamique dans le Soudan d’Omar el-Bechir (poursuivi depuis 2009 pour génocide et crime contre l’humanité…). « Mais Ramadan a perdu une grand partie de ses supporteurs, estime Ian Hamel. Son dernier livre, « Devoir de vérité », n’a été vendu qu’à 3000 exemplaires. Un site communautaire comme Oumma.com l’a lâché très vite, car tromper sa femme, c’est grave, surtout quand on donne des leçons de morale depuis des décennies. » Mais, comme le note le biographe, la dynastie n’est pas près de s’éteindre. Après le grand-père Hassan al-Banna, après le père, Saïd, soutenu par les Saoudiens pour développer l’islam politique en Europe mais lui aussi rattrapé par une vie dissolue, voici la fille Maryam, très vindicative sur les réseaux sociaux et dans la presse…
Aveuglement. Passionnant et implacable sur l’itinéraire de la « baudruche » Ramadan, le livre de Ian Hamel l’est aussi dans son analyse approfondie de tous ceux qui ont permis de la gonfler. Qu’ils soient journalistes, trotskistes, catholiques, intellectuels, ils sont nombreux à avoir voulu voir dans ce porte-parole autoproclamé des musulmans un réformiste respectable, mais suffisamment sulfureux pour faire de l’audience. Comme l’écrit en préface le sociologue et ex-Frère musulman Omero Marongiu-Perria, Ramadan « symbolise, à lui seul, tout l’aveuglement dont ont fait preuve des milliers d’acteurs associatifs musulmans et non musulmans, militants laïques, jusqu’à certaines institutions académiques et acteurs politiques, face à la stratégie de respectabilité, pour ne pas dire de « notabilisation » du personnage »…
Sa collaboration avec Edgar Morin : un « détournement de vieillard »
Comment expliquer cette collaboration poussée entre Edgar Morin et Tariq Ramadan ? Ils ont écrit ensemble deux ouvrages, « Au péril des idées », en 2014, et « L’urgence et l’essentiel », sorti en juin 2017, juste avant les dépôts de plaintes pour viol. Ces deux publications n’ont pas rencontré un très grand public. Elles ne laissent pas non plus un souvenir inoubliable en raison d’un niveau conceptuel plutôt faible. Concernant cette étrange collaboration, un témoin peu indulgent (mais bien informé) évoque tristement un « détournement de vieillard ». Mais l’essentiel est ailleurs : l’objectif étant de faire passer Tariq Ramadan pour un intellectuel jouant dans la même catégorie qu’Edgar Morin. (…).
Le philosophe, âgé de 98 ans, assure que Tariq Ramadan a « évolué à partir d’une conception rigide antérieure ». Il se félicite que le petit-fils d’Hassan al-Banna accepte « la démocratie, l’égalité des femmes, l’abandon de la religion musulmane », et qu’il soit « partisan d’un humanisme ». Peut-être aurait-il été intéressant qu’Edgar Morin prête l’oreille à d’autres propos tenus par le prédicateur. En juin 2017, Tariq Ramadan refuse de condamner l’excision ! Il invite les musulmans à… en discuter. Dans une vidéo en anglais de deux minutes et vingt-quatre secondes diffusée sur Internet, Tariq Ramadan prend la défense de l’imam Shaker Elsayed, du Centre islamique de Falls Church, près de Washington, aux Etats-Unis. L’imam avait recommandé de pratiquer l’excision pour éviter « l’hypersexualité » chez les femmes. Ce dernier a été contraint de faire marche arrière devant le tollé suscité chez les musulmans américains. « C’est controversé, mais il faut en discuter. Nous ne pouvons pas nier le fait que [l’excision] fait partie de nos traditions », assure Tariq Ramadan, né à Genève et de nationalité suisse.
Le 11 septembre 2001 : « Par qui ça a été fait ? »
Sur la chaîne Al-Jazeera, le 30 novembre 2000, Youssef al-Qaradawi, le mentor de Tariq Ramadan, explique clairement que, après la conquête de Constantinople, la deuxième partie de la prophétie reste à accomplir, c’est-à-dire la conquête de Rome. « J’ai dit qu’à mon avis cette conquête ne se ferait pas au moyen de l’épée ou des armées, mais par les sermons et l’idéologie. L’Europe finira par se rendre compte qu’elle souffre de la culture matérialiste et se cherchera une solution de remplacement, une échappatoire, un canot de sauvetage ; elle ne trouvera rien qui puisse la sauver, si ce n’est le message de l’islam, le message du muezzin. »
Tariq Ramadan tient pratiquement le même discours lorsqu’il évoque dans sa thèse universitaire « la faillite des fondements sociaux sur lesquels s’est constituée la civilisation des nations occidentales ». Il écrit notamment que « l’islam est plus complet, plus précis, plus globalisant, et finalement de meilleure facture, que ce qu’ont découvert les philosophies sociales et les esprits les plus élevés à ce jour ». (…) En d’autres termes, comme l’Occident va à sa perte, autant accélérer sa chute, puisque l’islam viendra ensuite comme ultime recours à sa rescousse.
Cela ne signifie pas que les frères Ramadan n’éprouvent pas de sympathies pour les djihadistes. Pour eux, ce sont des frères, mais trop impatients. A force, inconsciemment, de les excuser, Tariq Ramadan commet parfois des maladresses. Comme lorsqu’il qualifie les attentats de New York, de Bali ou de Madrid d’… « interventions » en 2004 dans Le Point. (…) Le 29 septembre 2014 à Fribourg, Tariq Ramadan dialogue avec des jeunes musulmans. Il commence par leur déclarer : « Si quelqu’un vient vers moi pour me dire qu’il n’y a pas de conspirations, c’est un conspirateur. » Puis, revenant sur les attentats du 11 Septembre, Tariq Ramadan commence par les condamner, avant d’énumérer aussitôt après les multiples incohérences du dossier. Comme la découverte d’un passeport intact au milieu des débris, ou le fait que l’un des terroristes, assez idiot, aurait laissé « dans sa voiture toutes les instructions de pilotage en arabe alors que les cours sont donnés en anglais ».« Je questionne les faits : par qui ça a été fait ?Pourquoi ça a été fait ? » ajoute l’islamiste