Sibony et les disculpateurs professionnels
Dans son dernier essai, le philosophe se penche sur la « culpabilité perverse » de l’Occidental face à la tentation intégriste. Salutaire.
Daniel Sibony se sent moins seul depuis que nombre d’intellectuels de culture musulmane, tels Ghaleb Bencheikh ou Abdennour Bidar, dans le sillage du regretté Abdelwahab Meddeb, ont eu le courage de lancer le débat sur les contenus problématiques du Coran qui servent de justifications aux diverses formes de djihadisme responsables de la guerre civile interne au monde musulman. Dans ce nouveau petit livre inspiré de l’actualité, il se penche sur un paradoxe : ces musulmans qui proposent de réformer un Coran contenant « des appels agressifs auxquels il est normal que certains fidèles veuillent répondre, tant que ces appels ne sont pas déclarés obsolètes, ou propres à une époque révolue » ne semblent guère entendus par les responsables politiques européens. Selon lui, ces derniers sont « islamophobes au sens simple du terme ; ils ont peur de l’islam » : « Tout simplement, comme un homme poli en cravate qui a éludé dans sa vie tout conflit, voire toute forte expérience, transpire de peur devant un homme passionné ou violent, qui joue son identité sur un seul geste, qui est prêt à frapper si on le contrarie un peu. » Une peur faite d’ignorance ou d’oubli de ce que produit l’emprise religieuse : « Les Occidentaux qui ne ressassent pas la Bible au quotidien n’ont pas idée de la ferveur agressive et sacrée que cela produit. » Les jeunes djihadistes, les jeunes antisémites, convertis ou pas, exaltent de bonne foi leur « idéologie » : « non sans raison puisqu’elle les porte, elle les soutient, elle leur donne un idéal qui permet d’écraser les petits idéaux ambiants », avec le réconfort d’une « identité qu’on croit supérieure à toute autre ».
Mais, au lieu de voir le programme commun à l’Etat islamique là-bas et à Mohamed Merah ici (« les nœuds cruciaux du Texte touchant les « autres », ceux qui résistent au vrai islam, ces « autres » étant les juifs, les chrétiens »), le réflexe dominant de l’Occidental est la « culpabilité perverse », inversion de la certitude coloniale : il se croit toujours tellement supérieur que celui qui l’attaque ne peut être que sa victime ! Il cherche alors des raisons de s’en vouloir. Cette culpabilité « porte sur trois grands thèmes : le colonialisme, la traite des Noirs, les croisades. Or, sur chacun de ces thèmes, le monde arabe a été à la pointe ». Le colonialisme islamique a duré des siècles, sa traite des Noirs fut plus importante en durée et en victimes que celle de l’Occident et les croisades étaient des répliques moyenâgeuses aux conquêtes, au nom du Croissant, des lieux saints de la chrétienté.
Daniel Sibony, qui voit dans cette « morale de luxe » une forme de mépris, diagnostique un effet de la « charité chrétienne » – « comprendre »l’autre » quoi qu’il fasse » – pour un résultat désastreux. Là-bas, « l’Europe laisse s’éteindre les chrétiens d’Orient par esprit de charité ». Ici, « l’Europe a peur, les musulmans modérés ont peur, et les islamistes de tout bord ne cherchent qu’à faire peur ». Lui aussi pense que la majorité des musulmans sont victimes : « En adoptant cette politique inspirée par la peur, l’Europe trahit l’attente de nombreux musulmans, ceux qui sont aussi dans la peur, la même, et qui attendent que des lois démocratiques fermement appliquées les protègent de l’islamisme. » Il parle même du « drame de l’immigration musulmane en Europe », laquelle pensait échapper aux lois de la oumma, mais est livrée, « d’un côté, à des activistes militants, voire violents, et, de l’autre, à des militants du déni, qui cultivent soigneusement l’idée qu’il n’y a pas de problème ».
Pour Sibony, l’intégrisme et le déni « produisent à la longue une vraie méfiance envers l’islam » dans un « cercle vicieux que seule peut arrêter une décision de franchise polie, de fermeté respectueuse et non une compréhension inclusive, qui croit pouvoir tout inclure tant elle se sent supérieure ». A défaut, et c’est ce qui se passe, « d’infimes minorités peuvent faire peur au plus grand nombre ». Il se montre malgré tout optimiste. Moins du côté européen, qui n’a, selon lui, guère de leçons à donner en matière de protection des juifs, que du côté musulman. « Des versets du Coran demandent aux fidèles de ne pas prendre leurs amis parmi les juifs et les chrétiens ; or, des musulmans ont des amis juifs ou chrétiens, ils peuvent donc transgresser des appels du Coran, tout comme beaucoup boivent de l’alcool, ce qui est interdit. » Il espère donc l’avènement de « dirigeants arabes lucides » qui se dégageraient de l’emprise intégriste et salue comme « positive » « la récente déclaration, en 2014, du prince d’Arabie, invitant à envisager de reconnaître Israël ».
Le Grand Malentendu. Islam, Israël, Occident, de Daniel Sibony, Odile Jacob, 190 p., 19,90 €.
source :
http://www.marianne.net/sibony-les-disculpateurs-professionnels-100233715.html
Daniel Sibony (né le 22 août 1942 à Marrakech (Maroc)) est un philosophe, écrivain et psychanalyste français.
Né le 22 août 1942 à Marrakech, dans une famille juive habitant la Médina, sa langue maternelle est l’arabe dialectal marocain et sa langue culturelle, l’hébreu biblique. Il émigre à Paris à l’âge de 13 ans.
Il fait un doctorat en mathématiques et devient assistant en mathématiques à l’Université de Paris à l’âge de 21 ans, puis maître de conférence à 25 ans en juin 1967. Il est professeur à cette université jusqu’en 2000.
En 1985, il devient docteur en lettres (philosophie) de l’université de Paris 1, pour sa thèse ‘‘Passages de lettre’’ dans la tradition juive du Libre (direction Jean-Toussaint Desanti ; le philosophe Emmanuel Levinas est membre du jury, avec en outre comme membres du jury : Henri Atlan et Michel de Certeau
. Il devient psychanalyste à 32 ans après une formation avec Lacan et son école.
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