Sanâbil, la boîte aux lettres des djihadistes
EXCLUSIF. L’association d’aide aux détenus était dans le collimateur du ministère de l’Intérieur depuis… 6 ans, selon des documents obtenus par « Le Point ».
PAR MARC LEPLONGEON, CLÉMENT PÉTREAULT ET OLIVIA RECASENS
Ce jour-là, comme chaque été, des dizaines de personnes affluent dans le parc du Segrais à Lognes, dans le Val-de-Marne. Les consignes, diffusées sur Facebook par l’association Sanâbil, sont bien respectées : les femmes se réunissent dans leur coin, cantonnées dans « un espace prévu à cet effet », tandis que les hommes discutent entre eux quelques mètres plus loin. Quatre-vingts personnes ont rendez-vous ici, loin des regards et de la chaussée, pour le traditionnel « pique-nique annuel ». Ce 23 août 2014, petite nouveauté par rapport aux éditions précédentes : le prédicateur Éric Younous donne une conférence au milieu du parc. L’homme est connu pour ses prêches salafistes. « Combien de personnes pensent qu’un mariage réussi (…) est un mariage où il y aura de la mixité et de la musique ? (…) On ne sait même plus ce qui est bon pour nous-mêmes », lance-t-il par exemple dans une vidéo diffusée sur YouTube en avril 2016 et visionnée plusieurs milliers de fois.
Depuis sa création en avril 2010, l’association Sanâbil s’est fixé comme objectif de venir en aide aux détenus musulmans – en particulier ceux condamnés pour des faits de terrorisme – et de soutenir les prisonniers fraîchement sortis de prison. La structure offre aussi, dans la mesure de ses moyens, un hébergement aux épouses de détenus démunis. Des objectifs qui auraient pu être louables, si Sanâbil n’était pas devenue un véritable nid d’islamistes. Pendant des années, les membres de l’association vont entretenir des correspondances avec le gratin du terrorisme islamiste. Jamais, jusqu’à présent, les autorités n’étaient intervenues. Selon nos informations, tout laisse à penser qu’une stratégie du « laisser-faire » a été mise en place autour de Sanâbil, dans le but de mieux repérer les potentiels candidats au djihad… D’après une note récupérée par Le Point, la cellule renseignement du groupement de gendarmerie du Nord s’inquiète ainsi dès le mois de novembre 2010 des activités suspectes de la Fraternité musulmane Sanâbil (FMS). Ses publicités et appels aux dons circulent sur les forums Ansar Al Haqq et Nida At-Tawhid, véritables rendez-vous d’intégristes en tout genre.
« Prisonniers pour la cause d’Allah »
Là, sur ces forums discrets du Web, les condamnés pour terrorisme sont désignés comme des « prisonniers pour la cause d’Allah et le triomphe de l’islam ». Des héros ! Dans leur note, les gendarmes s’alarment : « Il n’est pas à exclure que les dons versés à Sanâbil par l’intermédiaire des forums puissent servir également à un soutien au djihad. » Six ans plus tard, les enquêteurs n’ont pas réussi à en apporter la preuve. Mais très rapidement, l’extrême porosité entre l’association et les milieux radicaux est étayée grâce aux services de renseignements néerlandais, lesquels informent leurs homologues français d’une correspondance entre Sanâbil et Mohammed Bouyeri, l’assassin du réalisateur néerlandais Theo Van Gogh en 2004. La Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) se saisit également de l’affaire et découvre que plusieurs membres du conseil d’administration de l’association sont « connus des services spécialisés », autrement dit, fichés S. Le renseignement territorial est mis lui aussi sur le coup.
Une décision est prise en urgence : le renseignement pénitentiaire est chargé de dresser la liste de tous les détenus jugés dangereux qui reçoivent du courrier et de l’aide de l’association. Une attention particulière doit leur être accordée et le moindre incident en prison notifié. Consultée par Le Point, la liste dressée par le renseignement pénitentiaire est vertigineuse. On y croise Fabien Clain, la voix des attentats du 13 novembre, Ilich Ramirez Sanchez, alias « Carlos », fraîchement converti à l’islam, ou encore Christian Ganczarski, l’informaticien des réseaux d’Al-Qaïda soupçonné d’avoir fréquenté Ben Laden. Sanâbil, à force de courriers et mises en relations, a réussi à jeter un pont entre nouvelles et anciennes générations de terroristes. Légalement, l’association ne transgresse pas la loi. Mais les services spécialisés notent son goût pour les pointures terroristes et la soupçonnent de mettre en contact de jeunes musulmans avec leurs héros, connus pour leurs faits d’armes.
Des djihadistes comme « outil promotionnel »
Dans un document daté du 8 janvier 2016, et que Le Point a pu consulter, la brigade criminelle de Paris écrit ainsi : « À la faveur du développement des réseaux sociaux, l’association a rapidement bénéficié d’une certaine notoriété au sein de la nébuleuse djihadiste dont elle est fortement suspectée de soutenir la cause, voire de constituer un vecteur de connexion entre militants pro-djihadistes et des individus non encore impliqués dans cette mouvance. » L’association délivre des conseils religieux sur tout et n’importe quoi. En juin 2014, l’hebdomadaire Marianne raconte ainsi comment Mehdi Nemmouche, le tueur du Musée juif de Bruxelles, interrogeait régulièrement Sanâbil : quelle longueur pour sa barbe ? Que penser du voile intégral ? Autre coïncidence : parmi les nombreux prisonniers membres de l’association, beaucoup se font remarquer par le renseignement pénitentiaire pour des incidents de nature religieuse. C’est ainsi qu’à Béthune, en octobre 2014, un détenu, qui fait l’objet de plusieurs remarques pour prosélytisme, confie avoir fait adhérer pas moins de… 47 détenus à Sanâbil.
Le président de l’association, Bilal Bolamba, également connu sous le nom de Qeyss Abou Saylmane, est lui-même étroitement surveillé. Interpellé à la fin des années 2000 lors du démantèlement de la filière Artigat, il avait été relâché quelques jours plus tard, faute de preuves. Mais ses liens avec l’islam radical sont connus : c’est un proche des frères Clain et de Sabri Essid, demi-frère de Mohammed Merah, futur boucher de Daech. Lorsque Sabri Essid sortira de prison en 2009, Bilal Bolamba s’empressera de l’interviewer en « exclusivité » pour Sanâbil, dans une vidéo diffusée librement sur le Web… Un « outil promotionnel » pour l’association, croit savoir une source bien informée. À la même époque, un autre très proche de Sanâbil, Adrien Guihal, condamné lui aussi pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, grenouille dans les milieux islamistes français. Et finit par rejoindre la Syrie courant 2015. Selon les enquêteurs, c’est lui qui aurait revendiqué les attentats de Nice sur Telegram et sur les canaux de diffusion de l’organisation État islamique (EI).
Emploi d’avenir subventionné par l’État
Alors même que les services de renseignements sont en possession de nombreux éléments, ou en tout cas de faisceaux d’indices très importants, pourquoi les pouvoirs publics n’ont-ils pas agi avant ? Il faudra attendre octobre 2016 – soit six ans après la création de Sanâbil — pour que Bernard Cazeneuve sévisse enfin et annonce la dissolution de l’association et le gel de ses avoirs. Le 7 novembre, devant un parterre de spécialistes de l’antiterrorisme réunis à l’École militaire, le ministre de l’Intérieur explique : « Depuis plusieurs mois, celle-ci constituait un vecteur de la radicalisation violente et de la propagande djihadiste, auprès des détenus en prison comme à l’extérieur. » « Plusieurs mois » ? En réalité plusieurs années, alors que tous les voyants étaient au rouge. La situation était devenue intenable : le nom d’un membre de Sanâbil ayant été cité dans l’enquête sur les attentats du 13 novembre…
Le 10 novembre 2015, trois jours avant l’attaque du Bataclan, le compte @ansarDiin publie sur les réseaux sociaux un étrange message : « Big surprise in less than 48 h. The twitter planet will explode » (grosse surprise dans moins de 48 heures. La galaxie Twitter va exploser). Co-saisie de l’enquête, la brigade criminelle de Paris s’inquiète : des complices non identifiés auraient-ils été mis dans la confidence d’un attentat imminent ? L’homme qui se cache derrière ce compte Twitter, Mohamed*, 29 ans, est immédiatement interpellé. Malgré des expertises informatiques et de forts soupçons, les enquêteurs peinent à démontrer ses liens avec les attentats de Paris. Qu’importe, la brigade criminelle a levé un autre lièvre : Ahmed, ancien éducateur dans un collège parisien, devenu commercial dans le domaine de la puériculture – il vend des tétines, des bavoirs et des doudous –, a côtoyé plusieurs djihadistes et été un membre actif de Sanâbil.
La France, « un peuple avec les pires mœurs qui existent »
Grand consommateur de vidéos de l’EI qu’il dit regarder par « excès de curiosité », Ahmed a aidé plusieurs mois l’organisation à apporter des « denrées alimentaires aux jeunes filles dans le pavillon du 94 », le local d’Alfortville où sont hébergées pro bono des épouses de détenus. Parmi ses fréquentations, figure en bonne place le président de l’association, Bilal Bolamba, assigné à résidence, mais également les frères D., deux convertis d’une vingtaine d’années. L’un d’entre eux, Baptiste*, a été embauché plusieurs années en « emploi d’avenir » par Sanâbil, où il assurait la logistique. Les enquêteurs n’en croient pas leurs oreilles : l’État aurait-il indirectement subventionné Sanâbil, alors que ses liens avec l’islam radical étaient parfaitement connus ? Cynisme des services de renseignements qui pensaient pouvoir dresser la cartographie des enragés du djihad ou véritable ratage des services de l’État qui croyaient sincèrement rendre service aux détenus musulmans ?
Mis sur écoute début 2016, Baptiste apparaît particulièrement radicalisé. Au téléphone, le jeune homme narre avec dégoût à son frère sa première journée d’un travail qu’il vient d’accepter, alors que son contrat à Sanâbil a pris fin. Le jeune homme décrit des « meufs » habillées n’importe comment et des bureaux avec des tâches et des cendriers. Que des « trucs de libertin », dit-il. Les femmes sont tellement maquillées qu’on dirait des « singes », raconte Baptiste, qui ajoute : « En plus, elles viennent faire la bise. » Comble de l’insupportable : il y a même un « pédé » dans l’équipe, le patron fume dans la bagnole et écoute Chérie FM, ce qui a le don de lui faire « péter un plomb dans sa tête ». Baptiste semble au bord de la dépression en livrant cet ultime détail : « J’ai dû manger dans un truc de kouffar. » Un peu plus tard, au téléphone avec sa mère, le jeune islamiste s’en prend aux Français, des « tapettes », « un peuple avec les pires mœurs qui existent ». Baptiste en est convaincu : c’est toute cette « mécréance » qui a entraîné des « châtiments divins » comme le sida, à cause des gens « qui forniquent sans être mariés ». Au téléphone, la maman du jeune homme est catastrophée.
Autre proche des frères D., Vincent*, lui aussi membre de Sanâbil jusqu’en 2013, assurera aux policiers avoir trouvé sa femme grâce à une « sœur » de l’association qui avait joué les « entremetteuses ». Son profil intéresse particulièrement la DGSI : Vincent a travaillé dans le même garage que deux personnes parties faire le djihad. Faute d’éléments, l’homme sera finalement à son tour assigné à résidence. Pour sa défense, Sanâbil jure correspondre avec 645 détenus de toute nationalité. Dans un message publié sur Facebook, l’ancien président de Sanâbil Bilal Bolamba rappelle qu’il a été « personnellement banni du forum Ansar Al Haqq » pour ses prises de position anti-attentat. Il affirme que l’activité de l’association est parfaitement légale, qu’elle ne fait pas de prosélytisme et que tous les détenus qui l’ont sollicité ont été aidés, « sans distinction de religion ». Des propos qui peinent à convaincre les autorités… Pour preuve, cette promesse inscrite sur un formulaire de demande d’aide financière de Sanâbil, retrouvé dans une cellule : « Vous vous engagez devant Allah, en remplissant et en signant cette demande. (…) L’association Sanâbil ne peut être tenue pour responsable des dépenses des aides accordées dans des choses non autorisées par l’islam (tabac, etc.). En cas de fausse déclaration, vous rendrez des comptes devant Allah. »
SOURCE :
http://www.lepoint.fr/societe/sanabil-la-boite-aux-lettres-des-djihadistes-23-11-2016-2085109_23.php
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