Quand Simone Veil censurait Le Chagrin et la Pitié le film de Marcel OPHULS

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75% des juifs survivants de la Shoah en France : l’histoire ballottée entre mauvaise conscience et déni
Par Chloé Leprince
Le port de l’étoile jaune, à partir du 7 juin 1942, était imbriqué dans la politique des rafles, qu’il a facilitée, et la solution finale. Si 76 000 juifs ont été tués, le taux de survie des juifs en France sera longtemps un angle mort. Une histoire coincée entre mauvaise conscience et déni commode.
Dans Annie Hall, le film de 1976 de Woody Allen, on croise plusieurs fois Le Chagrin et la Pitié. Entre deux boucles intello-névrosées dans Manhattan, Alvy Singer, le héros, juif, va avec Annie au cinéma voir le film de Marcel Ophuls – plus de quatre heures au total. Du documentaire tourné sept ans plus tôt à Clermont-Ferrand sur les Français sous l’Occupation, le cinéaste américain fait dire à Diane Keaton qu’il lui “donne mauvaise conscience”. Et pour cause, lui répond Allen, son partenaire à l’écran : “Il est fait pour ça !” C’est dire si l’écho était mondial : tourné en 1969 et sorti deux ans plus tard, dans un petit cinéma du Ve arrondissement parisien aujourd’hui disparu, le film de Marcel Ophuls avait déjà traversé l’Atlantique. Il était projeté sur les campus américains, dans les salles d’art et essai à New-York et au-delà. Si bien qu’en 1981, lorsqu’enfin il passera à la télévision française pour être regardé par quinze millions de gens devant leur petit écran, deux soirs durant, La Croix estimera dans un article qu’il avait déjà été vu par vingt millions de téléspectateurs hors de France : c’est d’abord en Allemagne (sous le titre La Maison d’à-côté !), puis à la télévision dans vingt-six autres pays, que Le Chagrin et la Pitié avait déjà largement circulé.
En France, dix ans auront été nécessaires pour que le film soit programmé par l’ORTF. Après une sortie très confidentielle du côté du Quartier latin, il avait pourtant rassemblé 600 000 spectateurs au cinéma, dans le cours des deux années qui suivront 1971. Pour revenir à l’affiche en 1979, au moment où la série Holocauste avait été diffusée par Antenne 2 dans Les Dossiers de l’écran. Mais l’ORTF avait continué à résister. Pas tant une censure active, comme on le lit parfois, qu’une “‘censure par inertie”, comme l’écrira plutôt l’historien Pierre Laborie. Mort en 2017, ce grand spécialiste de l’opinion publique sous le régime de Vichy restera celui qui n’aura cessé de mettre au jour la trace laissée par le film de Marcel Ophuls… pour la déconstruire avec opiniâtreté.
Car si le cinéaste lui-même soutiendra n’avoir pas édifié une thèse, ni fabriqué une œuvre à charge, son film restera bien comme un revirement fondamental dans l’histoire des Français face à la mémoire la Shoah. C’est même précisément pour cela que l’ORTF aura traîné des pieds, dix ans durant : Simone Veil, qui siégeait au conseil d’administration de l’audiovisuel public à l’époque, avait bataillé ferme contre sa diffusion. Elle avait si bien mis sa démission dans la balance que l’ORTF n’avait même pas demandé à visionner le film pour trancher. Et quand, pour finir, le film sera diffusé fin octobre 1981, c’est sur Europe 1 que Simone Veil dira le lendemain tout le mal qu’elle en pensait toujours : “psychologiquement pernicieux”, Le Chagrin et la pitié noircissait la réalité de l’Occupation. Filmée à hauteur de Français et de Françaises attrapés du côté de Clermont-Ferrand, cette histoire documentaire était pour l’ancienne déportée un dévoiement de l’histoire telle qu’elle avait eu lieu.
Le raisonnement de Simone Veil se déployait en deux temps : non, répliquait-elle, tous les Français n’avaient pas été les parfaits salauds que le film semblait se plaire à montrer. Mais ce que pointait de surcroît l’ancienne ministre, c’était qu’en faisant des Français ces salauds ordinaires sans faire dans le détail, Ophuls déculpabilisait les authentiques salauds de l’épisode historique – et aussi les Allemands, au passage.
“Pays hideux”
Simone Veil n’était pas la première à critiquer le film : dix ans plus tôt, Germaine Tillon, qui avait survécu à Ravensbrück, avait déjà donné de la voix. Alors qu’on découvrait, médusé, ce film en rupture avec le récit plus flatteur d’une France vent debout contre l’occupant qui avait cours jusque-là, une autre déportée, résistante, avait argué dans le journal Le Monde en juin 1971 que ce film sur un pays “hideux” n’était guère “ressemblant”.
Mais en 1981, à sa diffusion sur le petit écran, la voix de Simone Veil n’avait déjà plus la même portée. Le film d’Ophuls avait non seulement commencé à marquer pour de bon les esprits, mais il avait fait davantage : Le Chagrin et la Pitié avait commencé à façonner aussi la représentation qu’on se fera en France, quarante ans après les faits, de la collaboration, de la Résistance, et de l’histoire de l’Occupation. Cela tiendra à la façon dont il sera reçu. Massivement salué par la presse en ce début des années 1980 pour “son exactitude”, “sa lucidité”, et une vérité aussi tardive que bienvenue sur les compromissions françaises sous Vichy, Le Chagrin et la Pitié allait très vite s’imposer comme un tournant : le fils du grand cinéaste allemand Max Ophuls, qui avait gagné les Etats-Unis durant la guerre (via un crochet par Vichy), pour s’installer pour de bon en France, après la Libération, avait signé le film que la France semblait avoir attendu pour se regarder devant la glace. Balafres et grimaces comprises.
C’était en fait une inversion de regard, puisque dans les années 1960 encore, s’était imposé le grand récit de la résistance valeureuse qui, lui aussi, tenait du prix de gros. Si bien que ce que Le Chagrin et la Pitié vient d’abord écorner, c’est un discours dominant : celui qui s’est forgé dans la foulée de la Libération, pour s’installer durablement… et qui raconte d’abord l’histoire d’une France victime et unie face à l’agression de l’Allemagne hitlérienne. Jusqu’en 1969 et ce tournage en Auvergne dont le cinéaste dira qu’il aurait pu trouver place n’importe où, aucune œuvre n’était encore venue ébranler autant cette vision confortable. Un édifice mémoriel qui était aussi politique : il s’enracinait également dans le volontarisme de la politique de réconciliation choisie par le Général de Gaulle. Qui dira un jour que la France n’avait pas tant besoin de vérité que d’espoir, et qui déclarait par exemple, en 1959, depuis la ville de Vichy : “Nous enchaînons l’histoire. Nous sommes un seul peuple, quoi qu’il nous soit arrivé. Les péripéties ont pu être ce qu’elles furent. Les événements sont ce qu’ils ont été. […] Nous sommes le seul, l’unique peuple français. Et c’est à Vichy que je l’ai dit”.
C’est peu dire que le miroir tendu par Ophuls sur la même histoire projetait un reflet à des années-lumière de cela. Montrait-il pour autant de ces “vérités qu’il est, depuis 25 ans, recommandé de taire” ? C’est ce qu’écrira Claude Mauriac dans Le Figaro littéraire. Le journaliste était loin d’être isolé : au même moment, Françoise Giroud, dans L’Express, étrille justement De Gaulle et ce “manteau d’hermine jeté sur les guenilles de la France [qui] doit à jamais dissimuler qu’elle avait perdu non seulement la guerre, ce qui n’est pas rien, mais l’honneur”. “Tout le monde sait, et il ne faut pas dire”, résume-t-elle tandis que, pour Télérama à la même époque, le film d’Ophuls est “une œuvre qui arrache le masque de l’oubli et de l’héroïsme officiel pour montrer au grand jour toutes les ambiguïtés, toutes les contradictions de la réalité”.
“Salutairement démystificateur”
Marcel Ophuls, dont on ne peut pas dire qu’il était un cinéaste de premier plan jusque-là, s’est-il reconnu dans l’hommage que Les Lettres françaises rendront dans la foulée à son travail, “salutairement démystificateur”? Le réalisateur, à vrai dire, n’y était pas allé de main morte, tandis que durant quelques semaines, au printemps 1969, il avait allumé sa caméra au ras des vies anonymes ou plus célèbres (Pierre Mendès France, Jacques Duclos, Georges Bidault ou encore René de Chambrun, le gendre de Pierre Laval, sont au générique, ainsi qu’un certain Paul-Otto Schmidt, diplomate de métier et interprète personnel de Hitler, que les Français avaient déjà découvert en 1962 dans l’émission Cinq colonnes à la Une).
Ophuls se défendra longtemps d’avoir voulu faire le récit d’une culpabilité généralisée. Pourtant, la trace de son film sera bien celle d’une rupture radicale. Plus mémorielle qu’historienne au fond, cette rupture ciselera durablement l’histoire telle qu’elle se racontera en France. Car sur la Collaboration et Vichy comme d’autres épisodes du passé en général, l’histoire est aussi affaire de construction et de représentation, et pas seulement de savoir scientifique. C’est précisément cela que vient rappeler l’affaire Le Chagrin et la Pitié.
Cette mémoire qu’Ophuls contribue à redresser est en partie indigne, et c’est ce coup de canif dans un récit plus confortable ou plus complaisant qui restera comme un tournant – même s’il faut revoir le film pour faire mieux le tri entre ce que le cinéaste a réellement dit et fait, et l’utilisation qui a suivi.
En 1969, lorsqu’il s’installe à Clermont-Ferrand et dans les environs pour interroger des Français quelques années après l’apparition du cinéma direct, Marcel Ophuls a quarante-deux ans, et une double nationalité franco-américaine. Il a servi comme GI, par exemple. Or, en s’attachant à déconstruire le récit ordinaire de l’héroïsme français durant la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste va contribuer à mettre en lumière combien certaines figures avaient pu être commodes pour dévier le regard. C’est le cas du personnage du résistant tel qu’il s’était inventé à la Libération, le cas aussi de la figure du “Juste”, Français capable de sauver des juifs dans un pays dont les plus hautes autorités en réalité les avaient persécutés, et raflés pour qu’ils se fassent finalement massivement assassiner à partir de 1942. Ce qu’Ophuls met à l’écran, c’est la modestie des chiffres des effectifs de la résistance sur le terrain, ou encore en insistant sur le fait qu’on avait compté autant de Français volontaires pour s’engager chez les Waffen SS que dans la division Leclerc. Et alors le cinéaste se retrouve en position d’ouvrir la voie, auprès du grand public, vers un récit alternatif.
En 1971, avec la sortie du Chagrin et la pitié, c’est ce récit qui se trouve soudain audible. La trajectoire du film, qui finit par toucher un très large public (comme, plus tard en 1987, Au revoir les enfants bercera la génération suivante) va contribuer à en amplifier l’écho. Une fois De Gaulle mort (en 1970), Georges Pompidou graciera certes Paul Touvier (en 1971) ou déclarera, en 1972 : “Allons-nous éternellement entretenir saignantes les plaies de nos désaccords nationaux ? Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ce temps où les Français ne s’aimaient pas, s’entre-déchiraient ou même s’entre-tuaient”. Tandis que son successeur, François Mitterrand, refusera obstinément de reconnaître le rôle de la police française et des autorités dans les rafles massives perpétrées en 1942 après que l’Allemagne hitlérienne avait acté la solution finale.
Impasses et contre-allées
Pourtant, ce “voile” dont Pompidou parle – sans jamais nommer l’holocauste, comme s’il s’était agi seulement d’un épisode de guerre civile – n’aura plus jamais la même opacité après Le Chagrin et la Pitié. Et c’est après ce film que les Français découvrent les travaux d’un historien comme l’Américain Robert Paxton sur la responsabilité de la France dans la Shoah. Un récit historique au grain plus fin, et aussi plus juste, pouvait avoir droit de citer une fois ébranlée l’emprise d’une fiction mémorielle durable mais trop grossière. Cependant, ce qu’un historien comme Pierre Laborie aura à cœur de souligner (dans son livre Le Chagrin et le venin, par exemple), c’est que cette vision de substitution qui faisait droit à l’idée qu’il y avait bien eu parmi les Français de ces “salauds” dont parlait Simone Veil avait elle aussi ses impasses.
Dans son livre, paru chez Bayard en 2011 et désormais édité chez Folio, Laborie souligne par exemple que d’autres travaux furent assourdis à leur tour dans un retour de balancier trop radical, avare en nuances. C’est le cas notamment de tout un pan de la recherche qui est devenu peu audible à mesure que l’urgence scientifique et historique dévoilait les responsabilités de la France dans la mort de 76 000 juifs déportés depuis la France, et assassinés. Dont 13 000 rien que les 16 et 17 juillet 1942 dans la Rafle du Vel d’Hiv, un sinistre record à l’actif de la police française.
Or, ce qu’on connaît souvent mal, c’est que 75% des juifs qui se trouvaient en France au début de la guerre ont survécu. Ce chiffre est une étrangeté statistique, comparé à l’ensemble des pays en Europe, à l’exception notable de la Bulgarie. Et cette exception pousse à envisager ce que fut réellement l’état de l’opinion publique française. En mettant plein phare sur “les salauds”, a-t-on occulté l’entraide dont des juifs ont pu bénéficier ? Et, au-delà, les mécanismes de leur survie, si l’on se garde de parler – un peu vite – de « sauvetage » ? C’est ce qu’affirme par exemple l’historien Jacques Semelin, au travail depuis la fin des années 2000 sur cette question qui s’est imposée à lui comme un angle mort. « Un terrain miné », écrit-il, lucide quant à la « divine surprise » qu’une telle focale porte en elle pour tout un monde en quête d’exonération.
Jacques Semelin a d’abord publié un livre au Seuil en 2013, intitulé Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort. Remanié, on le trouve désormais en poche, aux éditions du CNRS en 2018, sous le titre La Survie des juifs en France. Puis, en ce début d’année 2022 qui coïncide avec le 80e anniversaire des rafles de l’année 1942, mais aussi avec le retour de la réhabilitation frelatée de Pétain par Eric Zemmour et d’autres, Jacques Semelin a fait paraître avec le journaliste Laurent Larcher Une énigme française, cette fois destiné à un public plus vaste (Albin Michel). A le lire, la France aurait pris un pli excessif en emboîtant le pas à cette vision culpabilisante amorcée par Ophuls qu’il retrouve, par exemple, chez Jacques Chirac dans son discours historique, en 1995, sur la faute collective des Français. Une erreur, argue Semelin qui rappelle par exemple à juste titre la position de l’Eglise catholique, qui prendra ouvertement parti contre les rafles en 1942, l’année où sera décidée la solution finale.
Laurent Joly aussi rappelle que l’opinion publique française sera largement choquée. Et sans doute pas aussi prompte à harceler les juifs pour les condamner qu’on ne l’a souvent écrit. Les tracts de la Résistance montrent par exemple l’impact sur les mentalités françaises de l’arrestation d’enfants. Et les historiens sont désormais d’accord pour dire que l’Allemagne hitlérienne n’aura de cesse de surveiller l’état de l’opinion française comme le lait sur le feu, quitte parfois à revoir à la baisse ses objectifs sordides de déportation des juifs de France plutôt que de risquer un soulèvement de la population dans un pays où le Reich s’attendait au débarquement. Souvent, le port de l’étoile jaune, imposé via la huitième ordonnance allemande en France, le 29 mai 1942, est décrit comme un moment de bascule. Il avait été décidé plusieurs mois en amont pour les Pays-Bas, la Belgique et la France, au mois de mars 1942, mais l’idée nazie d’un insigne trouve sa source juste après la Nuit de cristal, dès 1934. Choquée, l’opinion publique française se serait alors arc-boutée face à cette politique du marquage, qui était directement ancrée dans l’objectif de l’extermination. C’est en partie vrai, et des Français par exemple manifesteront en tout petit nombre contre cette stigmatisation – certains, estampillés « Amis des juifs », seront envoyés à Drancy pour ça. L’un d’eux est par exemple arrêté à Paris, arborant « Auvergnat » à la poitrine. Mais encore faut-il relativiser ces mouvements d’opinion : les dénonciations pour le non-port de l’étoile se multiplieront elles aussi, une fois l’obligation en place. L’étoile jaune, retirée auprès de la police, était également un motif pour mettre à jour les fichiers, et sanctionner les transgressions.
Les moeurs et le paysage
L’opinion publique, enfin, ne fera pas tout : Laurent Joly rappelle par exemple l’impact déterminant de la géographie. Ainsi, contrairement aux juifs de Belgique ou des Pays-Bas, qui n’avaient guère que la frontière vers l’Allemagne comme horizon bouché, des juifs installés en France ont aussi pu survivre mieux du fait d’une division du territoire en plusieurs zones au début de la guerre, de la frontière avec la Suisse. Ou encore de vastes étendues rurales qui dilueront l’emprise spatiale de la chasse aux juifs (même s’il reste 40 000 juifs dans Paris à la fin de la guerre, parfois cachés ou sous de faux papiers).
En mettant à disposition un récit qui avait fait défaut jusque-là, Le Chagrin et la Pitié a-t-il biaisé l’histoire ? Éclairer les coups de barre successifs dans le récit de l’Occupation et de Vichy tel qu’il a évolué au fil du temps, des films, et des livres, met en tous cas en évidence combien la mémoire et les représentations du passé sont affaire de construction. Mais ce que montrent de formidables travaux d’historiens et d’historiennes, comme celui de Nicolas Mariot et Claire Zalc (Face à la persécution, 991 Juifs dans la guerre, publié en 2010 chez Odile Jacob) ou tout récemment, La Rafle du Vel d’hiv, par Laurent Joly (paru ce mois de mai 2022 chez Grasset), au ras des sources sur l’implication de la police parisienne en juillet 1942, c’est l’importance d’une granularité fine. En 2012, au Seuil, des chercheurs défendaient justement le pari, décisif, qu’un changement d’échelle permettrait de renouveler considérablement l’histoire de la destruction des juifs d’Europe. En mettant non seulement au jour des zones d’ombre, mais aussi toute la complexité de mécanismes attrapés à hauteur d’homme. Tenter de savoir non plus (seulement) ce qui s’était passé mais comment : c’était Pour une micro-histoire de la Shoah, sous la direction de Claire Zalc, Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff et Nicolas Mariot mais avec les travaux de seize chercheurs et chercheuses en tout, et Emmanuel Laurentin en avait reçu certains dans La Fabrique de l’histoire le 29 novembre 2012:
En chaussant des lunettes
• à l’échelle d’un arrondissement, pour Joly, qui montre d’immenses disparités dans la persécution policière quels que soient les ordres,
• en s’attachant à des manières de faire, de vivre, ou de travailler ensemble pour Mariot et Zalc
• comme pour Ivan Ermakoff, qui plonge à Nancy observer comme on réagit aux ordres : là, les policiers chargés hier de surveiller et ficher les juifs, décideront de les prévenir des rafles à préparation,
ces travaux montrent qu’il est finalement un peu vain, et surtout souvent trompeur, de se borner à se demander quels salauds les Français ont bien pu être pendant la guerre. Non seulement parce que cela occulte qu’en effet, 75% des juifs ont survécu bien qu’ils furent néanmoins 13 152 à être arrêtés en quelques heures, un beau matin de juillet 1942, dans Paris, pour être assassinés ; mais surtout parce que ça n’explique pas grand-chose. Or dans leur enquête qui remonte maintenant à douze ans, Nicolas Mariot et Claire Zalc montraient justement en quoi, à Lens précisément, le fait d’appartenir à des univers amicaux ou professionnels juifs, de vivre dans des quartiers ouvriers massivement habités par des juifs, ou d’être identifiés en tant que juifs par les policiers du coin une fois qu’il s’était agi de les arrêter, avait pu être préjudiciable. Leur démarche en histoire était sociologique, et leur échelle, micro.
A Lens, les juifs comptaient pour 3 % des quelque 30 000 habitants de la ville. Ils seront frappés de plein fouet : les juifs de Lens seront deux fois plus à être déportés qu’au niveau national (47% contre 25% à l’échelle de la France). Or tout ceci s’explique mieux en se gardant de parler du “sauvetage des juifs”, ou en se prémunissant d’une focale trop grossière. En 2010, Mariot et Zalc mettaient ainsi mis au jour combien la situation familiale, et le statut juridique des familles juives de Lens avait directement joué dans leur décision de fuir ou de rester, ou de se faire enregistrer : les célibataires, par exemple, se déclarent moins auprès des autorités. A Lens, les juifs français, par exemple, avaient beaucoup plus tardivement pris la fuite que les Polonais (plus nombreux) : en 1940, la nationalité française apparaissait encore protectrice. Ce n’était plus le cas en 1942. Le tout jouera sur leurs chances de survie, et ce sont autant d’indices et de filaments pour comprendre ce que furent Vichy, l’Occupation, ou l’impact de la solution finale en France. Plus éclairants que la mauvaise conscience ou l’angélisme pervers.
Source
https://www.radiofrance.fr/franceculture/histoire/75-des-juifs-en-france-ont-survecu-a-la-shoah-histoire-ballottee-entre-mauvaise-conscience-et-deni-2944572

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2 Commentaires

  1. Meïra Barer dit :

    Merci pour cet article très instructif et documenté. J’ai échappé à la Rafle du Vel d’Hiv miraculeusement quand j’avais neuf mois avec ma mère, ce qui ne fut pas le cas de mon père et du reste de ma famille tous déportés à Auschwitz.
    J’ai l’âge de la Rafle aujourd’hui et j’habite Jérusalem depuis mon Alya en 1996. J’ai écrit mon livre autobiographique Comme un Tison Sauvé du feu publié en juillet 2019 juste avant le covid ce qui a empêché beaucoup de rencontres en France pour en parler et surtout le message que je voulais transmettre notamment à la jeunesse. C’est dommage…

    • liguedefensejuive dit :


      Meïra Barer, la miraculée de la rafle du Vél’ d’Hiv
      Dans « Comme un tison sauvé du feu », cette enfant cachée qui a survécu à la Shoah raconte sa rage de vivre, du Paris de 1942 à la vie retrouvée en Israël.
      Le petit appartement de Kiryat Shmuel, bordé à l’extérieur par les pierres ocre de Jérusalem, est peuplé de photos des enfants, des petits-enfants. Les siens et ceux de son – troisième – mari et pilier, Nathan. Il y a aussi une guitare, une assiette Art déco florale, un portrait du Rabbi de Loubavitch, une reproduction d’un tableau de Fernand Léger et tout un tas de bibelots brocantés. Encadrée, trône en bonne place la Déclaration d’indépendance de l’État d’Israël. Un document original acheté à un antiquaire spécialisé parisien. En contrebas de son balcon, un amandier majestueux qui a perdu ses fleurs sans perdre de sa superbe. Et une vue imprenable sur la Knesset, le Parlement de l’État hébreu.
      Meïra Barer est une jeune femme aux boucles blondes de presque 79 ans. De plateau radio de dernière minute en conférence littéraire et rendez-vous de fin d’année avec son club de théâtre, elle savoure une vie « normale ». Seules la chaleur hiérosolymitaine et la crise sanitaire parviennent à engourdir l’agenda de l’écrivaine. Elle, « la petite porteuse de pain » de la boulangerie familiale connue de tous les gérants des cabarets de Montmartre, la « grande chineuse » des Puces de Saint-Ouen, l’enfant cachée, miraculée de la rafle du Vél’ d’Hiv qui a hurlé si fort et si longtemps ce 16 juillet 1942 qu’un policier excédé a prié sa mère de partir et de ne plus revenir.

      Les contours bigarrés de cette vie hors norme ont été consignés dans une autobiographie, Comme un tison sauvé du feu (éditions Les 3 Colonnes), à la fois dense et limpide, poignante et jamais larmoyante. Un travail de dix années a été nécessaire à l’autrice pour que ce manuscrit de 200 pages parsemé de déclaration d’amour aux absents, de clichés en noir et blanc des disparus et des vivants et des chroniques de son blog hébergé par le journal en ligne The Times of Israel voit le jour. L’été dernier. Depuis, le livre est « en confinement ». « Il va bien falloir que je m’y replonge, je vais assister dans les jours qui viennent à une commission de lecture pour l’attribution du prix Wizo*. Mon livre est sélectionné dans la catégorie des auteurs francophones vivant en Israël. »


      Mais Meïra Barer, née Monique Suzanne Bursztejn le 31 octobre 1941 à Paris, de parents juifs polonais, est surtout exaltée par son « nouveau combat ». Transformer la date anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv en anniversaire de vie. « Dans ma boîte à outils de vie, j’avais ce credo : “Ils ne m’auront pas.” Et ils ne m’ont pas eue. Je suis bien vivante. Je suis en Israël. Être juif, ce n’est pas être une victime. Comme les autres enfants cachés, je me suis battue pour mon identité. » Alors, elle veut enfoncer les portes des lycées et des collèges de France et d’Israël, où « ce qu’ont vécu les juifs lors de la rafle du Vél’ d’Hiv est peu connu », transmettre encore et encore parce qu’elle fait « partie des derniers ».

      LIRE LA SUITE DE L’ ARTICLE DU POINT
      https://www.lepoint.fr/histoire/meira-barer-la-miraculee-de-la-rafle-du-vel-d-hiv-16-07-2020-2384548_1615.php

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