Nazis et occultisme : aux sources d’un fantasme
Magiciens, rituels païens, quête du Saint-Graal… Les affabulations sur le nazisme et l’ésotérisme n’ont jamais eu de limites ! Mais la réalité est plus prosaïque… et plus politique. Enquête.
Et si Adolf Hitler n’était qu’une marionnette manipulée par une société secrète ? Un vulgaire pion dominé par des «magiciens», qui lui dictèrent Mein Kampf, et par l’organisation de la SS, véritable matrice des «hommes nouveaux» ? Ces élucubrations peuvent prêter à sourire…
Et pourtant : elles furent développées en 1960 dans Le Matin des magiciens, un best-seller du journaliste Louis Pauwels et du chimiste Jacques Bergier, qui se vendit à 1 million d’exemplaires. Ce pavé de 500 pages, présenté comme une «introduction au réalisme fantastique», se proposait d’explorer des connaissances secrètes et autres pans cachés de l’Histoire : les vestiges de civilisations extraterrestres, les secrets du manuscrit de la mer Morte, le pouvoir de la téléphathie, mais aussi… le nazisme. On y découvrait qu’une organisation tirait les ficelles du IIIe Reich, dont le but ultime aurait été de dominer le monde et de changer l’humanité. Le propos était truffé d’hypothèses, la rigueur historique restant discutable… Mais ce livre à succès contribua à répandre dans l’opinion le fantasme des «racines occultes» du régime nazi. D’autant plus que les auteurs citent le nom de ce cercle mystérieux qui aurait, dans l’ombre, tout décidé : la Société de Thulé. Une entité qui exista réellement, autour de 1919 à Munich, ville où naquit le nazisme. Mais eut-elle l’importance que les deux auteurs se plaisent à imaginer ?
Pour les anciens peuples germaniques, Thulé était un nom mythique. Le terme, issu de l’Antiquité grecque, désignait une île du grand nord (l’Islande ? le Groenland ? les Féroé ?) censée marquer l’extrémité septentrionale du monde et habitée, selon la légende, par le peuple des Hyperboréens. Il réapparut ensuite en Allemagne, notamment au XVIIIe siècle dans des poèmes de Goethe, et fut récupéré autour de 1900 par la foisonnante nébuleuse völkisch, qui mêlait pangermanisme, racisme, antisémitisme, foi en la suprématie aryenne et invocation d’une mythologie germanique préchrétienne. Thulé était pour eux une sorte d’Atlantide du Nord, et ses habitants un peuple supérieur dont les descendants étaient les Aryens. L’une de ces organisations völkisch, le Germanen Orden (l’Ordre des Germains), créa en 1918 une branche à Munich, sous la férule d’un obscur aventurier turco-allemand, Rudolf Gauer, alias Rudolf von Sebottendorf. L’homme baptisa son groupe Société de Thulé, en référence à cette terre nordique d’où descendrait la glorieuse race allemande.
Mais derrière ce nom à l’aura mystique, la Société de Thulé n’avait pas grand-chose d’une organisation occulte… Etablie dans un luxueux hôtel de Munich, elle tenait plutôt du groupe militant d’extrême droite. Et ses membres, qui auraient été environ 200, préféraient tenir des conférences et lutter contre les «rouges» plutôt que de pratiquer des rituels magiques, explique l’historien Stéphane François, auteur du livre Les Mystères du nazisme : aux sources d’un fantasme contemporain (éd. PUF, 2015) : «Dans les faits, c’était moins une société secrète ou ésotérique qu’un groupe paramilitaire né dans le chaos de la fin de la Grande Guerre, antirépublicain, antisémite, anticommuniste et plutôt composé d’aristocrates,comme il y en avait beaucoup dans l’Allemagne de l’époque. Certains membres avaient certes un attrait pour l’ésotérisme völkisch, il y avait des pratiques païennes comme le salut au jour ou la célébration du solstice d’hiver plutôt que celle de Noël… Mais cela relevait du folklore, et n’avait rien d’exceptionnel dans ce genre de milieu. » A Munich, ce cercle s’illustra surtout par sa lutte violente contre les communistes, qui tentaient alors d’importer en Allemagne la révolution russe. En 1918-1919, la Bavière fut dirigée par une éphémère République des conseils, un gouvernement insurrectionnel de type soviétique. Face à elle, des «corps francs» composés d’anciens combattants de 14-18, souvent d’extrême droite… dont des membres de la Société de Thulé, qui tint une place active dans cette contre-révolution. Fin avril 1919, sept d’entre eux furent même fusillés par les gardes rouges, juste avant que la République des conseils ne s’effondre dans le chaos. Ce fut le début de la fin pour la Société de Thulé qui, dès les années 1920, éclata et sombra dans l’oubli.
Elle y serait restée si Munich n’avait pas été le théâtre, à la même époque, d’un fait majeur dans l’histoire allemande : la fondation en 1919 du DAP, le Parti des travailleurs allemands, dont Hitler fera en 1920 le NSDAP, le parti nazi. Or, la Société de Thulé est liée à l’émergence de ces partis : «Le DAP en est plus ou moins issu, puisque l’un de ses fondateurs, Karl Harrer, était aussi membre de la Société», explique l’historien spécialiste du nazisme Lionel Richard. Plusieurs futurs dignitaires nazis, dont des proches d’Hitler, frayaient avec le groupe d’extrême droite – ou sont soupçonnés de l’avoir fait, car il n’existe pas de liste établie des membres de la Société de Thulé. Parmi eux, le futur gouverneur de Pologne Hans Frank, l’idéologue du nazisme Alfred Rosenberg, l’adjoint de Hitler, Rudolf Hess, et Dietrich Eckart, mentor du futur dictateur.
Les nazis ont récupéré le salut «Sieg Heil !» de la Société de Thulé
Autre signe d’un lien étroit entre les deux entités : le journal Völkischer Beobachter (L’Observateur populaire ), organe officiel du NSDAP jusqu’en 1945, fut racheté en 1920 à la Société de Thulé, et resta même hébergé pendant un moment dans ses locaux. Enfin, le parti nazi emprunta au groupe völkisch certains éléments de décorum emblématiques. Comme la croix gammée, qui constituait déjà, accompagnée d’un poignard, le symbole de la Société de Thulé. Et aussi le salut «Sieg Heil !» (Salut à la victoire), qui deviendra «Heil Hitler !». «C’est ainsi que se saluaient les membres du groupe quand ils se retrouvaient, souligne Lionel Richard, et il semble que cela leur ait été vraiment spécifique.»
Ce patronage de l’embryon du parti nazi par ce groupuscule d’extrême droite pseudo-mystique fait-il pour autant du nazisme une émanation de ce dernier ? Rudolf von Sebottendorf, le chef de la Société de Thulé, alimenta lui-même cette idée dans son livre paru en 1933, Bevor Hitler kam (Avant qu’Hitler n’arrive), où il se pose en précurseur. Mais gare aux raccourcis, prévient l’historien Lionel Richard : «Dans les faits, l’essor du parti nazi n’est en aucun cas dû à la Société de Thulé. Les deux ont simplement en commun un même creuset, ce terreau de lutte contre-révolutionnaire, antisémite et antidémocratique des années 1918-1921.» Stéphane François nuance lui aussi les liens entre les deux entités, et met en garde contre les similitudes trompeuses, comme la croix gammée : «Avant que la Société de Thulé ne l’utilise, ce symbole était déjà répandu depuis les années 1870 dans les milieux nationalistes et ésotériques, où croix gammée et race aryenne étaient fréquemment associées.»
Enfin, reste la question d’Hitler lui-même. Le caporal, alors âgé de 30 ans, se trouvait bien à l’époque à Munich où il découvrait sa vocation politique, et connut certains membres de la Société de Thulé, mais rien n’indique qu’il fréquenta cette dernière. «Et s’il le fit, il est probable qu’elle n’ait eu pour lui qu’une importance anecdotique, écrit Stéphane François dans Les Mystères du nazisme.
En outre, si la Société de Thulé n’avait pas existé, Hitler se serait sûrement acoquiné avec d’autres structures ou militants de la mouvance nationaliste munichoise, et le cours de l’Histoire n’en aurait pas été changé.» Autrement dit : la Société de Thulé fut loin d’être la matrice indispensable du nazisme, comme l’avancent certaines théories largement fantasmées. Celles-ci ne retiennent du groupe munichois que le vernis mystique et occulte. En extrapolant, elles font du nazisme un mouvement ésotérique contrôlé par des «initiés» – c’est en tout cas la thèse développée en 1960 dans Le Matin des magiciens. Or cette idée de l’occultisme nazi est très exagérée.
Rudolf Hess lui-même était féru d’astrologie et d’homéopathie
Il existait certes en Allemagne un ésotérisme d’extrême droite, autour de doctrines exotiques comme l’ariosophie, l’armanisme ou la théozoologie, et d’éléments récurrents comme la pensée völkisch, le paganisme nordique, la foi en une race germanique supérieure et ancestrale menacée par les juifs. Ces croyances firent partie du terreau qui mena au nazisme, et certains des dirigeants du IIIe Reich en étaient imprégnés, notamment Rudolf Hess, adepte d’occultisme, d’astrologie et de médecines douces, ou Heinrich Himmler, passionné par l’Antiquité germano-scandinave.
Ce dernier, chef de la SS, appliqua ses lubies à la milice nazie, en utilisant des runes, l’ancien alphabet germanique, pour dessiner son symbole (le double sig, que l’on prend pour un double S), ou en enterrant les SS selon des rituels païens. «Mais cela restait du bricolage, nuance Stéphane François. Dans le fond, la SS n’avait rien d’une société ésotérique.» Surtout, ajoute l’historien, «les autres dignitaires nazis, comme Goebbels, Goering ou Speer, se moquaient des obsessions de Himmler, auxquelles ils n’adhéraient pas du tout».
Hitler lui-même, s’il semble avoir eu un certain intérêt pour les idées mystiques et occultes, n’en fit pas pour autant une ligne politique, et n’hésitait pas à dénoncer violemment les lubies völkisch. «Il y eut bien sûr des aspects ésotériques dans le nazisme, résume Stéphane François. Mais le NSDAP était surtout un parti de juristes, d’universitaires, de médecins, d’archéologues… et non d’individus folkloriques irrationnels. Il ne faut pas retenir uniquement la passion de Rudolf Hess pour l’homéopathie !»
Il n’empêche : les fantasmes autour de la Société de Thulé et de l’ésotérisme nazi, avec leur parfum de soufre et de secret, connurent après 1945 un succès public indéniable. Le Matin des magiciens ouvrit la voie à de nombreux autres livres scientifiquement douteux, dans des collections «spéciales mystères» prisées du public à l’époque, comme Les Enigmes de l’univers de l’éditeur Robert Laffont. «Le moindre livre sur le thème des aspects ésotériques du nazisme publié par un inconnu dans la décennie 1970 tirait au minimum à 50 000 exemplaires », écrit Stéphane François.
Certains écrivains font oublier l’horreur au profit du mystère
Le thème se diffusa aussi dans la culture populaire : jusqu’à aujourd’hui, de nombreux films, BD, jeux vidéo et jeux de rôle mettent en scène des nazis organisés en sociétés secrètes, dotés de pouvoirs occultes, lancés à la recherche d’objets mystiques… L’exemple le plus célèbre est celui de la saga Indiana Jones, dont deux épisodes (Les Aventuriers de l’Arche perdue et La Dernière Croisade) mettent en scène des SS obsédés par les vertus magiques de l’Arche d’alliance et du Graal.
Une partie de cette abondante production littéraire sur les «secrets » nazis a été utilisée à des fins politiques. Les thèmes du paganisme de la SS, des intentions occultes de la Société de Thulé, de la lutte secrète entre les Aryens et les juifs, ont été ainsi repris après-guerre par des auteurs d’extrême droite, déroulant des thèses farfelues.
On y trouve des personnages sulfureux comme la Franco-Grecque Savitri Devi (qui rapprocha nazisme et hindouisme), le diplomate chilien Miguel Serrano (qui prétendait que les Aryens étaient d’origine extraterrestre), l’Allemand Jan van Helsing (qui mêle conspirationnisme, pensée völkisch et New Age), mais aussi d’anciens SS français comme Saint-Loup et Robert Dun, ou le militant identitaire Jean Mabire, auteur d’un des rares livres en français sur la Société de Thulé (Thulé, le soleil retrouvé des Hyperboréens, publié en 1978). «Pour faire simple, sa thèse est que le mystère de la Société de Thulé est la préservation du sang aryen, programme qui sera appliqué par le régime nazi», explique Stéphane François
Le fond commun de tous ces auteurs, par-delà leurs différences ? Une certaine volonté de réhabiliter Hitler et le régime nazi en leur donnant une dimension magique et en les inscrivant dans une histoire secrète qui dépasse largement le cadre du IIIe Reich. «Globalement, toute cette littérature sur la Société de Thulé et l’occultisme nazi est quelque part une tentative, volontaire ou non, de minimiser le nazisme, en le plaçant dans une autre dimension, en le situant au niveau de l’incompréhensible», conclut Stéphane François. Comme si transformer les nazis en mages ou en sorciers en faisait des êtres à part et surnaturels. Et nous interdisait ainsi de les juger.
Source :
http://www.geo.fr/photos/reportages-geo/nazis-et-occultisme-aux-sources-d-un-fantasme-161336
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