Louise El Yafi: «Les femmes peuvent être complices et actrices à part entière de l’idéologie islamiste»

Dans son nouveau livre, l’avocate et essayiste franco-libanaise y dévoile une réalité dérangeante. Les femmes jouent un rôle essentiel dans la propagation de l’islamisme. Ignorer cette moitié du problème, c’est, selon elle, se condamner à échouer dans la lutte contre cette idéologie mortifère.

Votre livre s’intitule La femme est un islamiste comme les autres. Les femmes sont souvent perçues comme des victimes de l’islamisme, sont-elles aussi souvent complices?
Les femmes peuvent non seulement être complices de l’idéologie islamiste, mais, elles peuvent même aussi en être des actrices à part entière. La non prise en compte des femmes au sein de cette radicalité tient pour beaucoup au fait que l’islamisme est perçu, à tort, comme n’étant qu’une idéologie violente physiquement. Pourtant, avant d’être violent physiquement, l’islamisme provient d’abord d’une violence idéologique. Les hommes étant considérés comme plus violentsphysiquement que les femmes, le rôle de ces dernières, d’abord idéologique, est complètement occulté.
Un certain biais misogyne fait que, des années durant, les autorités ont mis de côté cette radicalisation féminine en percevant ces femmes comme incapable de la moindre autonomie dans leur radicalisation. Elles étaient épouses, mères ou sœurs d’islamistes mais jamais islamistes elles-mêmes. Moins soupçonnées que les hommes, les tenants de l’islamisme ont parfaitement compris à quel point cette «armée de l’ombre» constituée de génitrices, influenceuses, recruteuses et mêmes parfois véritables combattantes pouvait leur être utile.

Alors que nous célébrons le premier anniversaire du 7 octobre, vous rappelez à la fois que les femmes ont été les premières victimes du pogrom, mais aussi que nombre de femmes soutiennent le Hamas?
Pourquoi certaines femmes embrassent une idéologie qui pourtant les infériorise? Ce phénomène est peu compris mais les femmes savent parfaitement, et notamment dans cette région du monde, que les discours progressistes sans actions concrètes n’ont jamais servi leurs intérêts. Souvent plus précaires que les hommes, elles veulent d’abord des réponses concrètes à leurs questionnements quotidiens et notamment sur les questions sociales. Le Hamas l’a parfaitement compris. Dans le texte fondateur de son parti, le Hamas évoque les droits de différents groupes, dont les femmes. Il instaure un Département de la femme à Gaza et consacre l’idée de la «nouvelle femme islamique». Contrairement à ses opposants prétendument féministes, le parti s’est occupé des veuves de combattants palestiniens et des femmes de prisonniers. Il a créé des crèches, des écoles, des universités et a donné du travail aux femmes palestiniennes, notamment au sein du parti. Cette stratégie a porté ses fruits, le Hamas est aujourd’hui le premier parti de femmes en Palestine.
En Iran, la presse internationale souligne à juste titre la résistance des femmes au régime. Mais une partie d’entre elles le soutiennent. Comme l’expliquez-vous?
À la veille de la révolution de 1979, les femmes étaient parfois jusqu’à 500 000 à se rassembler pour exiger la chute du chah. Croyant bien faire en interdisant le voilement (à l’instar d’Atatürk), celui-ci a en fait réussi à en faire le principal signe de ralliement contre son régime. Cette prohibition, loin d’être considérée par tous comme une avancée des droits, a en fait créé l’effet inverse: d’année en année, le ressentiment a gagné de nombreux Iraniens qui ont vu dans cette occidentalisation imposée la mainmise de l’impérialisme américain sur le pays, la décadence de leur propre civilisation et la marche forcée vers une culture qui n’était pas la leur.
Or, au lendemain de la révolution et alors que le voile est imposé par les mollahs, les femmes iraniennes sont divisées. Beaucoup regrettent, d’autres moins. La véritable scission advient en 1980 quand Khomeyni appelle à renverser le régime de Saddam Hussein arrivé au pouvoir un an plus tôt afin de promouvoir l’idéologie islamiste à travers toute la région. Désormais en guerre, le régime des mollahs fait du voile le nouveau symbole du patriotisme iranien. Le voilement est érigé en garant de l’honneur des hommes partis au front.
Les femmes islamistes, en revanche, souvent moins qualifiées, en profitent pour se placer. Certaines deviennent « gardiennes de l’ordre », surveillent et dénoncent les autres femmes
Surtout, à la fin de la guerre, les Gardiens de la révolution, également appelés les pasdarans, détiennent et contrôlent l’ensemble des grands secteurs du pays. Martyrs durant la guerre, tous les privilèges leur sont accordés à leur retour, à eux, à leurs proches et notamment à leurs femmes. Pour peu que ces dernières soient mères ou épouses de martyr, elles bénéficient de privilèges. Une place à l’université, aux coopératives, des pensions, des retraites. Là est la base féminine du pouvoir des mollahs.
Ces islamistes ralliées au régime n’hésitent pas à maltraiter celles qui ne se conforment pas aux dogmes édictés par le régime. Ainsi, dans la plupart des administrations du pays, l’épuration est à l’œuvre et les femmes en profitent souvent. Celles qui refusent de porter le voile sont licenciées. Les femmes islamistes, en revanche, souvent moins qualifiées, en profitent pour se placer. Certaines deviennent «gardiennes de l’ordre», surveillent et dénoncent les autres femmes.
Outre la police officielle, le régime peut compter sur sa police des mœurs et sur les milices (bassidji) sous la coupe des pasdarans. Ces milices comptent en leur sein une section féminine dont les membres, les «corbeaux», s’en prennent violemment à d’autres femmes dans la rue lorsque celles-ci ne portent pas le voile «réglementaire».
Vous allez même jusqu’à écrire que les femmes sont souvent plus féroces que les hommes. Comment l’expliquez-vous?
La femme est la «gardienne du dogme». Si son comportement est perçu comme déviant, c’est toute une société qui peut tomber. C’est ainsi que repose sur elle la réputation de «son homme» et la bonne transmission de l’idéologie. La femme islamiste est ainsi à la fois surveillée et surveillante et peut en devenir particulièrement «féroce» notamment avec ses «sœurs» qui s’éloigneraient du droit chemin.

Les femmes étant par ailleurs souvent plus studieuses et «bonnes élèves» que les hommes, elles deviennent également souvent plus connaisseuses des textes et rigoristes qu’eux. Souvent plus radicales idéologiquement que les hommes, beaucoup de femmes islamistes décident par exemple de se séparer d’un compagnon qu’elles ne jugent pas assez «bon musulman.» Ce fut par exemple le cas de Souad Merah, grande sœur de Mohammed Merah.
Dès le début de votre livre, vous citez une phrase du spécialiste du djihad Hugo Micheron «Oublier les femmes dans le phénomène islamiste revient à occulter 50 % du phénomène». Peut-on comprendre le phénomène islamiste, sa montée en puissance ou encore le processus de radicalisation de certains individus, sans prendre en compte le rôle des femmes?
Nombreuses sont les personnes à me l’avoir affirmé lors de l’écriture de ce livre, sans les femmes, le califat n’aurait jamais existé. L’islamisme étant une idéologie de conquête et cette conquête passant par l’établissement d’une oumma (communauté des musulmans), elle ne peut se faire sans des femmes dont la vocation est de donner naissance puis d’éduquer les futurs combattants. En dehors de l’idéologie djihadiste qui soutient le djihad armé, les autres mouvances, frériste ou salafiste quiétiste, donnent tout autant d’importance à la femme. En tant que mère bien sûr mais aussi et surtout en tant que «gardiennes» de la communauté.
Fait universel et constamment promu par toutes les idéologies radicales, la femme et son comportement sont la vitrine de la réussite ou non d’un mouvement de société. Plus la femme est vertueuse et se conforme aux dogmes de l’idéologie, plus celle-ci prospère.
Néanmoins, quelle que soit la place des femmes au temps du Prophète, la loi en place dans l’immense majorité des pays musulmans les infériorise
Cela s’explique-t-il par la place des femmes dans l’islam et plus largement dans le monde musulman. Quelle est cette place? A-t-elle été dévoyée?
Comme pour toute radicalité religieuse, poser la question de l’islamisme ne signifie pas poser la question de savoir s’il s’agit du «vrai islam» ou non mais plutôt jusqu’où celui-ci est capable d’aller. Il en est de même pour les femmes, la doctrine islamique, libérale ou conservatrice, est particulièrement divisée sur le fait de savoir si Mahomet était favorable ou hostile aux femmes. La vérité se situe probablement entre les deux. Néanmoins, quelle que soit la place des femmes au temps du Prophète, la loi en place dans l’immense majorité des pays musulmans les infériorise.
En Occident, l’idéologie islamiste n’étant pas «chez elle», elle cherche à glaner le plus grand nombre de fidèles et doit pour cela se montrer attractive. Ainsi, les islamistes vendent, le plus souvent à des populations marginalisées, une image de la femme non pas soumise, mais au contraire émancipée et combattante.
Comment expliquez-vous l’aveuglement des sociétés occidentales sur la radicalisation des femmes? Un certain féminisme joue-t-il paradoxalement un rôle dans cette cécité?
Tout d’abord, alors que les hommes se sont longtemps radicalisés dans l’espace public (rue, mosquée…), les femmes, de leur côté, sont, notamment dans certains quartiers, cantonnées à un espace privé qui les enferme. Leur radicalisation s’est donc faite dans une intimité sur laquelle les autorités ont encore aujourd’hui assez peu de prise. C’est ce que j’appelle la «radicalisation de salon».

Ensuite, les autorités policières et judiciaires ont trop longtemps, par sexisme, perçu la femme comme incapable d’être actrice du monde dans lequel elle évolue et donc, en matière d’islamisme, incapable d’une quelconque autonomie dans sa propre radicalisation. Jusqu’au commando féminin de Notre-Dame de Paris en septembre 2016, les femmes étaient uniquement interpellées pour recueillir des informations sur leurs maris, leurs fils ou leurs frères. Jamais correctionnalisées, elles étaient, contrairement aux hommes, systématiquement relâchées ensuite.
Enfin, une vision très orientaliste de la femme musulmane a également contribué à l’assigner à cette position de femme «soumise à son homme». En victimisant à outrance les femmes dites «racisées», une partie du militantisme féministe actuel peut effectivement être l’idiot utile de l’idéologie islamiste.
Vous êtes d’origine libanaise. Quel regard portez-vous sur les affrontements actuels et sur le traitement politico-médiatique de l’opération militaire israélienne en France et plus largement en Occident?
Le Moyen-Orient et le conflit israélo-palestinien qui l’anime depuis plus de sept décennies sont indissociables d’un autre conflit idéologique, cette fois-ci interne à la France. Le débat hexagonal actuel sur le conflit moyen-oriental est d’abord lié à une scission historique au sein de la politique mémorielle française. Alors que les uns se sont d’abord montrés loyaux envers la mémoire du génocide des Juifs, les seconds ont donné la priorité au souvenir de la colonisation. Or, il est en France une tradition absurde qui consiste à opposer ces deux mémoires, voire à les mettre en compétition. Si les deux événements sont certes différents en termes de contexte et de conséquences, un point commun les relie: ils constituent chacun une tache d’encre indélébile dans la tradition universaliste française.
Le conflit israélo-palestinien n’est en fait rien d’autre que la vitrine d’une France qui, que ce soit en raison de Pétain ou de l’Algérie, a honte de son passé. Le 7 octobre et ses suites, à travers l’image du Juif victime de pogrom et celle de l’Arabe colonisé, n’a pas seulement signé l’arrêt de mort d’une paix au Moyen-Orient mais a également réveillé ce refoulement français qui couvait depuis déjà trop longtemps dans le débat national.
Autre chose, nous sommes nombreux à venir de cette région et à entendre avec effarement certains faire passer nos assassins pour des résistants. Cela fait des mois que nous observons cette petite bourgeoisie en quête de frisson orientalisant s’arroger le droit de parler en notre nom. La majorité d’entre eux ne connaissent ni nos pays ni nos souffrances et font passer les «Orientaux» pour des peuples assez bêtes pour soutenir leurs propres tortionnaires. Il y a dans ce discours tenu le plus souvent par des militants «décoloniaux», une forme d’orientalisme particulièrement colonial!
Source
Le Figaro