Les sondeurs, l’antisémitisme, les mouches et le vinaigre

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La reprise de « préjugés antisémites » dans une récente enquête de l’Ifop, pour le think tank Fondapol, visant à mesure « l’antisémitisme dans l’opinion publique française », interroge Eric Conan, journaliste à « Marianne ». « Ce type de question, écrit-il, est problématique parce que les sondages ne mesurent pas seulement l’opinion publique ; ils participent à sa mise en forme, au même titre que les propos des hommes politiques et la prose des journalistes. »
Le volumineux sondage de l’Ifop sur « l’antisémitisme dans l’opinion publique française », commandé et publié par le think tank Fondapol, n’a eu qu’un très faible écho. Peut-être parce que sa méthodologie et la présentation confuse de ses résultats contradictoires ont suscité une grande perplexité chez ceux qui s’y sont plongés, allant de surprise en surprise en découvrant, par exemple, que se prononcer contre l’interdiction des spectacles de Dieudonné, comme l’ont fait Jack Lang et Marianne, était une opinion « hostile aux juifs ». Peut-être aussi parce que, inconsciemment ou pas, le principe même d’un tel sondage paraît très discutable. Le malaise vient de ce que les questions posées aux sondés sont elles-mêmes des stéréotypes d’expression antisémites, selon la règle bien connue des sondeurs que l’on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Il est ainsi demandé aux sondés si « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine de l’économie et de la finance » ou « s’il existe un complot sioniste à l’échelle mondiale ». Ce type de question reprenant les préjugés antisémites est problématique parce que les sondages ne mesurent pas seulement l’opinion publique ; ils participent à sa mise en forme, au même titre que les propos des hommes politiques et la prose des journalistes. Un sondage ne se réduit pas à une mesure de physique en laboratoire : tout étudiant en sciences humaines apprend à s’interroger sur les effets pervers de « l’enquête participante » ; les éléments de langage apportés par le questionneur influençant le questionné. C’est déjà ce que Jean-Luc Godard faisait dire en 1966 à Jean-Pierre Léaud, incarnant un enquêteur de l’Ifop dans Masculin féminin. A force de poser ses questions — « Est-ce que vous aimez le fromage en tube ? », « Si votre fiancée vous plaquait pour un Noir, est-ce que cela vous serait égal ? », « Vous savez qu’il y a la guerre entre les Irakiens et les Kurdes ? », etc. —, il en concluait que « les sondages oublient vite leur vraie mission qui est l’observation des comportements et partent à la place, insidieusement, à la recherche de jugements de valeur ».

Effectués aujourd’hui à un rythme de plus en plus frénétique, répercutés par les médias, les sondages ne sont donc pas seulement des instruments d’autoconnaissance, mais également des outils de formation de l’opinion, modifiant les « données » observées, intervenant dans les représentations sociales, idéologiques, culturelles, qu’ils prétendent mesurer. En l’occurrence, la sollicitation et l’incitation à l’expression antisémite, au travers de questionnaires qui l’installent de fait comme simple opinion, ont des effets de légitimation et de levée des tabous, comme l’a montré l’historien des idées Pierre-André Taguieff. L’énoncé « les juifs ont trop de pouvoir dans le domaine des médias » présuppose évidemment que judéité rime avec volonté de puissance, tout comme « les juifs utilisent aujourd’hui dans leur propre intérêt leur statut de victimes du génocide nazi pendant la Seconde Guerre mondiale » présuppose évidemment que juif rime avec profiteur, tout en essentialisant au passage la notion de « victime »…

L’effet est d’autant plus sensible que l’antisémitisme est de l’ordre de l’irrationnel et de la littérature, son discours s’alimentant non de faits réels, mais de fantasmes, à travers les thèmes phobiques récurrents de la « solidarité » occulte des juifs et de leur « influence ». Ce genre de questions a un effet d’acclimatation et de validation sur ceux qui ne sont pas familiarisés avec ces fantasmes. Effet que le sondeur ne peut ignorer en lisant le résultat de ses sollicitations : ainsi, quand 46 % des sondés préfèrent répondre qu’ils « ne savent pas » si « le sionisme est une organisation internationale qui vise à influencer le monde et la société au profit des juifs » ou une« idéologie raciste », quel sens y a-t-il à publier que 25 % le pensent ? N’y a-t-il pas dans ces 25 % les réponses de questionnés qui cherchent avant tout à ne pas passer pour des ignorants face au « sachant » du grand institut de sondage qui leur propose des définitions qui leur ont l’air d’autant plus savantes qu’ils les ignoraient ?…

Plus simplement, pourquoi les sondeurs feraient-ils exception à la règle commune, notamment pénale ? Pourquoi auraient-ils le droit d’user librement de formules qui valent à Dieudonné, Jean-Marie Le Pen ou Tariq Ramadan d’être (à juste titre) poursuivis devant les tribunaux ? Il y a une contradiction à s’indigner que ceux-ci revendiquent pour leurs propos délictueux le statut d’opinions libres tout en offrant ce même statut d’opinions à ces mêmes délits dans des questionnaires de sondages…
Eric Conan
lire l’article d’Eric CONAN en cliquant sur le lien ci-après

http://www.marianne.net/Les-sondeurs-l-antisemitisme-les-mouches-et-le-vinaigre_a243079.html?com

Éric Conan, né en 1955, est un journaliste et essayiste français. Il est actuellement à l’hebdomadaire Marianne.
Il a travaillé à Libération, au Monde, à Esprit (où il fut rédacteur en chef), à L’Express, puis enfin à Marianne. Il a écrit notamment un ouvrage avec l’historien Henry Rousso sur la mémoire du régime de Vichy dans la France contemporaine.
Le 25 octobre 2000, il a été condamné pour diffamation par 11e chambre de la cour d’appel de Paris ; le 2 octobre 2001, la Cour de cassation a rejeté son pourvoi. Il avait en effet accusé Jacques Baynac de partager certaines affirmations de Robert Faurisson sur les chambres à gaz1.
Publications
• Sans oublier les enfants – Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande (19 juillet-16 septembre 1942), Grasset, Paris, 1991 ; Le Grand livre du mois, Paris, 1991 (ISBN 2-246-44311-3) ; rééd. France loisirs, Paris, 1992 (ISBN 2-7242-6891-1) ; Le livre de poche, 2006 (ISBN 978-2-253-11721-6).
• Avec Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Éditions Fayard, Paris, 1994 (ISBN 2-213-59237-3) ; rééd. Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 1996, 513 p. (ISBN 2-07-032900-3 et 978-2070329007).
• Le procès Papon – Un journal d’audience, Gallimard, Paris, 1998 (ISBN 2-07-075280-1).
• La gauche sans le peuple, Fayard, Paris, 2004 (ISBN 2-213-61790-2).

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