Le terme islamophobie sert d’arme à tous ces promoteurs de l’islamisme politique
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Accusé d’islamophobie, le journaliste Kamel Daoud a décidé d’arrêter le journalisme. Pour Laurent Bouvet, ce terme sert avant tout à disqualifier et à mettre en accusation ceux qui émettent des critiques contre l’islamisme politique et ses alliés.
Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’UVSQ-Paris Saclay. Son dernier ouvrage,L’insécurité culturelle, est paru chez Fayard.
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LE FIGARO. – Après les agressions du Nouvel An à Cologne, l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud n’avait pas hésité à pointer le tabou du sexe et du rapport à la femme dans le monde arabo-musulman.
Laurent BOUVET. – En effet, et c’était, avec d’autres, une contribution très intéressante sur les causalités possibles de cet événement inédit et sidérant. Une contribution venant de la part d’un homme dont la connaissance de la situation algérienne, et au-delà de la situation dans l’ensemble arabo-musulman, m’a toujours parue très fine et très juste.
Face aux accusations d’«islamophobie», il déclare arrêter le journalisme et s’en explique dans Le Quotidien d’Oran. Que révèle cette affaire?
On ne peut que déplorer et condamner ces accusations. Cela révèle d’abord une difficulté voire une impossibilité d’accepter la critique et le débat de la part de ceux qui les décrètent ou les utilisent. Ensuite, qu’il y a de la part de certains musulmans mais pas seulement, une lecture de l’islam univoque et qui voudrait s’imposer aux autres, ce qui me paraît, pour ce que j’en sais, tout à fait contraire à l’islam lui-même. Enfin, cela témoigne du risque, physique, permanent, pour des gens courageux comme Kamel Daoud comme on l’a vu pour beaucoup d’autres, jusqu’à la mort. Le fait qu’il cesse le journalisme est une perte sèche pour tout le monde, une atteinte au travail de mise à jour de la vérité, dans un pays et un monde qui en ont plus que jamais besoin.
Est-il désormais impossible d’aborder sereinement le sujet de l’islam en France? Comment en est-on arrivé là?
Nous ne connaissons pas, heureusement, les mêmes conditions que dans certains pays arabes et musulmans en matière de débat public, et d’expression sur l’islam. Mais la pression existe. A la fois de la part d’une frange extrémiste, radicalisée, dans l’islam, et surtout, de la part de tout un tas de gens, que ce soit dans l’université, dans certains milieux activistes politiques ou associatifs ou même, parfois, au coeur de certaines institutions publiques. Il n’apparaît pas possible de parler de l’islam et, surtout, ce qui me paraît plus important encore, de la place de cette religion dans la République, dans l’espace social et public, de la même manière que des autres, et de manière tout simplement laïque.
Cette dissymétrie vient d’abord d’une difficulté à l’intérieur de l’islam, dont nous n’avons pas, en tant que société sécularisée et laïcisée, à nous occuper.
Cette dissymétrie vient d’abord d’une difficulté à l’intérieur de l’islam, dont nous n’avons pas, en tant que société sécularisée et laïcisée, à nous occuper. Ce n’est en effet pas à nous, non musulmans, de dire qui sont les bons et les mauvais musulmans, quelle est la bonne ou la mauvaise manière de pratiquer l’islam, etc. Personnellement, je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. La religion comme pratique et comme vérité de la foi si l’on veut ne m’intéresse pas. Là où tout ceci me concerne, nous concerne, c’est dans sa dimension sociale et politique. Une religion ne concerne pas en effet que les croyants, elle a des effets sociaux et induit des conséquences sur les mœurs, le droit, la politique… dans une société. Il en va de l’islam comme de toutes les religions dès lors qu’elles concernent un nombre significatif de gens au sein d’une société.
Or, le fait que l’islam soit à la fois une religion prosélyte et une religion qui implique un mode de vie particulier pour ses croyants conduit, dans une société où elle n’est pas majoritaire, à des tensions et des questions sur la manière dont elle peut s’articuler aux modes de vie de l’ensemble de la population non musulmane, et aussi à la liberté relative des musulmans de vivre plus ou moins en accord avec les préceptes de leur religion. C’est là que la difficulté de ne pas pouvoir se référer à une autorité incontestable, centrale et édictrice de principes clairs pour tous les musulmans fait défaut, évidemment. Les origines nationales variées et les pratiques différentes de l’islam des Français musulmans et des étrangers musulmans vivant en France impliquent des comportements et des attitudes très divers.
D’autant que si une très large majorité de ceux qui croient et pratiquent l’islam en France sont tout à fait laïques dans leur manière de comprendre leur religion, une minorité ne l’est, elle, pas du tout et fait pression, de différentes manières, sur les institutions, sur la société, sur les autres musulmans, etc. pour voir reconnaître une certaine pratique de l’islam. Dans le sens d’une radicalisation jusqu’à l’islamisme politique et la contestation de la laïcité elle-même, des lois de la République (celle de 2004 à l’école par exemple).
Le fait que ces revendications bénéficient d’un soutien, plus ou moins fort et pour des raisons diverses (instrumentalisation politique, combat dit post-colonial, combat contre la laïcité, combat commun contre la liberté de mœurs…), de la part de tout un tas de non musulmans au sein de la société française, en particulier au sein de ses élites, rend encore plus difficile l’intégration au commun républicain de cette minorité de la population de religion musulmane.
Les torts sont donc partagés au regard de la situation actuelle: la pression de l’islamisme politique d’un côté, phénomène international, et les faiblesses ou les calculs au sein de certains milieux français qui conduisent à des formes de complaisance, d’accommodement voire de collaboration pure et simple.
«Je pense que cela reste immoral de m’offrir en pâture à la haine locale sous le verdict d’islamophobie qui sert aujourd’hui aussi d’inquisition.», écrit Kamel Daoud. Le terme même d’ «islamophobie» est-il piégé?
Le terme islamophobie sert précisément d’arme à tous ces promoteurs de l’islamisme politique et à leurs alliés. Sous son aspect descriptif d’une réalité qui existe et qui doit être combattue avec vigueur, les paroles et les actes anti-musulmans, il sert avant tout à disqualifier et à mettre en accusation toutes celles et tous ceux qui émettent des critiques contre cet islamisme politique et ses alliés.
Et lorsqu’il est déconstruit, avec force, récemment encore par Elisabeth Badinter, ou par Kamel Daoud aujourd’hui, il se trouve toujours des militants zélés ou des idiots utiles de la cause islamiste pour les désigner comme coupables d’être anti-musulmans. C’est un mécanisme assez classique que l’on a bien connu en Europe avec le totalitarisme, et les procès politiques qu’il entraînait. La haine qui peut alors être déversée sur celles et ceux qui dénoncent ces raccourcis et ces méthodes est impressionnante. Elle fait même parfois peur de ce qu’elle révèle chez certains.
Que ces méthodes totalitaires soient utilisées par des militants islamistes, cela s’explique même si on peine à le comprendre. Qu’elles soient en revanche devenues monnaie courante dans le débat public en France, cela m’étonne davantage. Les attaques contre Elisabeth Badinter ou Kamel Daoud, ou encore contre Céline Pina ou Amine El Khatmi récemment, de la part de responsables d’institutions publiques, d’élus politiques, de journalistes ou de collègues universitaires à coup d’accusations d’islamophobie sont pour moi insupportables.
Le terme lui-même n’est parfois même plus interrogé. Il est admis comme l’équivalent d’antisémitisme ou de racisme! Des colloques sont organisés sur l’islamophobie sans que le terme soit mis en question. Le CCIF, une association militante qui promeut l’islamisme politique, est même reçue officiellement par les autorités publiques au nom de ce combat contre l’islamophobie dont elle a, habilement, fait son objet. Ce sont des aveuglements et des renoncements qui en disent long et surtout qui risquent de coûter cher. C’est un processus de combat culturel pour l’hégémonie au sens gramscien auquel nous assistons. Certains l’ont bien compris, d’autres non.
C’est un chose étrange, décidément, que de penser qu’on peut convaincre quiconque du fait que le djihadisme
et le terrorisme islamiste n’ont rien à voir avec l’islam. Les djihadistes, les terroristes qui se réclament de l’islam savent ce qu’ils font. Et comme il ne nous appartient pas de juger si c’est conforme ou non à telle ou telle conception de l’islam, cela n’a aucun intérêt de rentrer dans ces considérations.
D’ailleurs, nos concitoyens ne s’y laissent pas prendre. Chacun constate qu’il s’agit d’actes perpétrés au nom de l’islam sans pour autant faire un quelconque amalgame avec les musulmans dans leur immense majorité. La réaction des Français a été remarquable après les attaques de janvier et novembre 2015 en la matière: ni panique ni fuite en avant ni aucune forme d’accusation générale contre l’islam et les musulmans. Ce sont des risques et des fantasmes qu’entretiennent certains responsables politiques en particulier pour servir leurs intérêts. Cela n’a aucune réalité. Les actes antimusulmans existent bien évidemment, comme les actes antisémites d’ailleurs. Et il faut simplement les combattre avec détermination, sans les utiliser politiquement en lien avec les attentats terroristes.
Au-delà, ce genre de propos qui veut détacher le djihadisme de l’islam entend aussi nier la continuité qu’il y a entre l’islamisme politique et le djihadisme, en expliquant notamment qu’il y aurait d’un côté un islamisme «quiétiste» par exemple et de l’autre une forme violente. Que l’on devrait discuter et s’accommoder de la première en combattant la seconde. Ce genre de distinction conduit à nier le caractère idéologique de l’entreprise islamiste, à vouloir à tout prix expliquer la violence terroriste par elle-même, de manière comparable à d’autres formes de violence terroriste.
Or, ce que nous ont appris les travaux sur le totalitarisme, en particulier, c’est que l’usage et la légitimation de la violence à des fins politiques reposent sur un ensemble de considérations idéologiques préalables. Que l’origine de celles-ci soient un système de pensée lié à la race et à la nation, à la classe et à la révolution ou à la foi et à la réalisation de la volonté de dieu importe peu. Le mécanisme est le même, et il est chaque fois destructeur de l’humanité de l’homme. C’est aujourd’hui à un tel défi que nous sommes confrontés. Il est plus que regrettable, impardonnable, que des responsables politiques n’en prennent pas conscience et n’agissent pas en conséquence.