Le paquet de tabac ( Hiver 1942 ou 43 )

De Maurice Renault

Quelque part en banlieue Parisienne s’est passée une « histoire vraie » que je vais raconter .

C’était la guerre, une guerre atroce, barbare, la plus horrible peut être …
Une guerre comme il n’y en avait jamais eu auparavant de mémoire d’homme
La France venait de capituler, et l’armée Allemande occupait notre malheureux pays –
C’était la guerre, c’était l’enfer sur terre, et même l’enfer n’est pas aussi terrible que ça !
Partout la peur, la faim, le froid, l’incertitude, la méfiance, la trahison, la persécution –

C’était une époque absolument pourrie où tout le monde se méfiait de tout le monde –
Les gens dans les rues se croisaient mais ne se parlaient jamais, ne se regardaient jamais –
Baissant toujours la tête en marchant, ne regardant ni à droite ni à gauche –
Souvent des sirènes hurlantes donnaient l’alarme dans une immense clameur stressante –
En effet, souvent des avions Anglais approchaient et venaient bombarder des cibles Allemandes –
Quand cela arrivait, il fallait courir très vite et se mettre en sûreté dans les abris anti-aériens –
Pendant la guerre les hivers étaient très rudes, quasi polaires ( en version européenne ) –
Moins 10 ou moins 15 sous zéro ce n’était pas rare dans Paris et ses banlieues –

Ce jour là, pas d’alarme, un calme relatif, avec un beau soleil pâlot et de la neige partout –
La scène se passe devant un magasin d’alimentation, à Fontenay, ou Vincennes, ou Montreuil …
Peu importe, ma grand-mère était allée dans chacune de ces 3 communes pour trouver à manger –

Malgré le froid qui pénétrait jusqu’à la moelle de ses os un inconnu attendait lui aussi son tour –
Une foule devant lui, une queue très longue, interminable, épuisante, dramatique, stressante –
Dans la file d’attente tout le monde était affamé, amaigri, apeuré, transi, glacé, et énervés –
Et puis ce magasin n’en finissait pas de servir les nombreux clients, au compte goutte –
Le stock de marchandise n’était pas abondant, et on vendait peu à la fois pour chacun –
Ceci pour répartir au mieux entre tous le peu de mangeaille disponible –
On ne vendait que par ticket . Pas de ticket c’était pas de nourriture –
Pour acheter de quoi manger, quand il y en avait, Il fallait donc des tickets –
Chaque personne n’avait droit qu’à une alimentation rationnée au strict minimum –
Certains n’avaient même pas de tickets pour se ravitailler, et jeûnaient de longs jours –
Les plus malins se fabriquaient eux même de faux tickets pour tricher –
Presque jamais de viande, peu de matières grasses, de mauvais légumes –
Ce n’était pas la vie, c’était la survie, la débrouillardise, le vol aussi parfois –
En effet, il faut bien manger, même s’il faut voler de temps en temps –

Il était là notre inconnu, un homme beau, assez jeune, terrorisé, surveillant les alentours –
Une étoile jaune était cousue au revers de sa veste – On savait bien sûr ce que ça voulait dire –
En effet, c’était un temps où il ne faisait pas bon être juif dans ce pays jacobin de Robespierre –
Il avait la peur chevillée au ventre, craignant à chaque instant d’être emmené par la police –
Il faut dire que la police collaborait avec l’administration nazie dans une France occupée –

Pourquoi emmené ?
Pour être déporté vers une destination inconnue, loin hors de France, à ce qu’on racontait –
Tout le monde ignorait ce qu’était la solution finale, bien entendu – C’était un secret d’état –
A chaque seconde, donc, il pouvait être arrêté . Il le savait et il avait l’air très angoissé –
L’inconnu, un beau jeune homme, attendait à n’en plus finir, en grelottant de froid …
Soudain, lassé d’attendre et impatient, il fait mine d’avancer d’un mètre –
Sans l’avoir voulu il dépasse un couple qui attendait également –

Ce couple, exaspéré lui aussi par l’attente, lance nerveusement à l’homme :
« Eh toi le Juif, tu ne peux pas faire la queue comme tout le monde ??? »
Ces personnes n’étaient peut être pas racistes, simplement la souffrance les rendait agressifs –

Cependant, ma grand mère piquée au vif par cette malveillance, à répondu à ces gens :
« D’ abord on ne tutoie pas quelqu’un qu’on ne connaît pas …
Ensuite on dit Monsieur, on ne dit pas « le Juif » de façon aussi méprisante »
Elle était prête à en découdre avec ces personnes méchantes, mais ça s’est calmé –
La polémique s’est arrêtée là, sans plus, et nos deux larrons n’ont pas insisté .

Alors le pauvre inconnu, qui portait une grosse étoile jaune, a regardé ma grand-mère –
Très vite ils ont sympathisé . Ils ont discuté discrètement, à voix basses et à mots couverts –
Ceci en attendant qu’on veuille bien enfin leur vendre de quoi manger un peu –

Le pauvre inconnu était Juif, évidemment, d’après l’ étoile jaune accrochée à son manteau –
Il se met soudain à pleurer et dit à ma grand mère entre deux sanglots :
« Je n’ai ni argent ni tabac . Si on m’arrête je ne pourrais même pas fumer une dernière fois .
J’aimerais tant pouvoir fumer encore une fois, car demain je ne sais pas ce qui m’arrivera .»
Ma mémé avait avec elle un gros paquet de tabac destiné à mon grand père –
Elle avait aussi quelques feuilles à cigarettes et une boîte d’allumettes pour compléter le tout –
Aussitôt elle donne tout cela à cet homme, en insistant beaucoup, et en disant :
« Prenez tout ça , mon brave, tout est pour vous, soyez simple je vous prie, ne refusez pas . »

Mais lui était gêné, et décontenancé – Il répondit :
« Mais Madame ça va manquer à votre mari, il en sera privé … »

La mémé, une Normande très têtue, qui n’avait pas la langue dans sa poche, lui a répondu :
« Ca ne fera pas de mal à mon mari de ne pas fumer pendant quelques jours .
Vous ça vous fera plaisir, et c’est la seule chose qui compte ! »
On m’a raconté qu’il a embrassé ma grand mère pour la remercier –
Ensuite, après avoir été tous deux enfin servis par le magasin, ils se sont quittés –
Depuis ce jour mémorable, mon grand père n’a plus jamais fumé –
Suite à cette journée, elle n’a jamais revu cet inconnu d’un jour, l’homme à l’étoile jaune –
Quel était son nom ? Qu’est il devenu ? A t-il survécu à la guerre ? A t-il disparu dans la shoah ?
C’est un mystère absolu et on ne le saura jamais, malheureusement, et c’est dommage –
Je veux croire qu’il s’en est sorti, et qu’il s’en souvient encore aujourd’hui s’il vit encore –
Je veux croire qu’il a vécu heureux après la tourmente épouvantable de la 2éme guerre mondiale -.
Je veux croire qu’il a connu le bonheur, et qu’il n’a jamais plus été persécuté depuis ce temps maudit –
Ma grand mère m’en a souvent parlé, mais maintenant elle s’est éteinte depuis longtemps –
Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pas pu revoir cet homme – Aujourd’hui Il doit être très vieux –

Peu importe qui il était et où il est maintenant –
L’important c’est que ma grand mère l’a rendu heureux pendant un court instant de sa misérable vie –
Ma mémé n’était pas une intellectuelle . Elle savait à peine lire et écrire, et encore avec difficultés –
Elle n’était pas riche, au contraire, mais elle était généreuse, comme toutes les Normandes –

C’était une femme modeste , mais pourtant elle a soulagé de son mieux un homme persécuté –
Son plaisir le plus vif était de consoler les malheureux, sans distinction de race ou de religion –
Ce jour là, elle a apporté un peu de joie à un pauvre Juif inconnu avec un insignifiant paquet de tabac –
Comme quoi il ne faut pas grand chose parfois pour semer l’amour autour de soi –
Je serai reconnaissant toute ma vie à ma magnifique grand mère pour le bien qu’elle a fait à cet homme…
Saura t-on jamais son nom à ce pauvre Juif inconnu ? – Un martyr parmi tant d’autres anonymes –
C’est pourquoi, dans mon imagination naïve, j’ai voulu combler ce vide et étoffer mon histoire –
je me plais à le surnommer Maurice, comme mon prénom !!!
Est ce que ça vous a plu chers amis ???
Bien à vous …

Maurice Renault