Lagny, nid d’un jihadisme insaisissable
Antiterrorisme. La ville francilienne est dans le collimateur de Cazeneuve depuis décembre. Après la fuite de l’ancien imam radical Hammoumi, un converti a été écroué et trois associations dissoutes.
Le 2 décembre, lorsqu’il s’avance vers le pupitre, Bernard Cazeneuve entend frapper un grand coup. A peine trois semaines après les tueries du 13 novembre, la réponse du ministre de l’Intérieur à l’égard des prêcheurs les plus radicaux se veut impitoyable. Alors que les perquisitions administratives, permises par l’état d’urgence, s’enchaînent à un rythme effréné, Cazeneuve serre un peu plus la vis :«Trois lieux de culte musulman ont été fermés, à Lyon, Gennevilliers (Hauts-de-Seine) et Lagny-sur-Marne (Seine-et-Marne). De telles mesures de fermeture de mosquées pour motif de radicalisation n’avaient jamais été prises auparavant, par aucun gouvernement.»
Le matin même, les services de police ont effectivement effectué une descente musclée à Lagny-sur-Marne, commune située à une quarantaine de kilomètres à l’est de Paris. Leur moisson, égrenée par le ministre de l’Intérieur, semble fructueuse : «Ont été découverts chez les dirigeants de la mosquée : un revolver 9 millimètres chez un individu, une école coranique non déclarée, un disque dur dissimulé, divers documents sur le jihad et une assurance-vie souscrite en 2012.» Problème, Bernard Cazeneuve, sommé de communiquer dans la précipitation, ou victime d’un cafouillage dans la restitution des informations, commet de réelles imprécisions dans sa déclaration. Le ministre de l’Intérieur force parfois le trait, attribue des infractions aux mauvaises personnes, et laisse entendre qu’une école coranique était dissimulée dans la mosquée. Or, comme l’a souligné le Parisien,le permis de construire faisant clairement référence à un espace d’accueil pour enfants avait été délivré en bonne et due forme par la préfecture de Seine-et-Marne. Quant au pistolet, il s’agit d’une arme à grenaille rouillée trouvée par son propriétaire dans les bois.
Réseau radical
Pourtant, il existe bel et bien à Lagny-sur-Marne un important foyer de radicalisation. Au même titre que Lunel (Hérault) ou Nice (Alpes-Maritimes), la commune de 20 000 habitants a vu s’implanter un réseau d’envoi de combattants en Syrie et en Irak. D’ailleurs, avant même que l’arrêté de fermeture de la mosquée soit pris par le préfet de Seine-et-Marne, plus d’une dizaine d’interdictions de sortie du territoire avaient déjà été notifiées à l’encontre de candidats au jihad. Depuis, le chiffre est passé à 22, et neuf assignations à résidence ont été prononcées, selon Beauvau.
Comme le révélait Libération le 2 juillet, l’ancrage radical d’une frange de la communauté musulmane de Lagny-sur-Marne remonte à 2008. A l’époque, Mohammed Hammoumi, un imam français de 34 ans, échafaude avec certains de ses fidèles une prise de contrôle du lieu de culte en évinçant progressivement l’association Retrouvailles, jusqu’alors gestionnaire. Hammoumi crée deux nouveaux collectifs, qu’il déclare à la sous-préfecture de Meaux le 5 octobre 2010 et le 5 novembre 2013. Le premier, baptisé Retour aux sources, s’inscrit dans un but socio-éducatif. Le second, appelé Retour aux sources musulmanes, mentionne un objet religieux. Selon une note de la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), que Libération a pu consulter, «la création de ces deux associations a permis de pérenniser et de donner un cadre juridique à la prise de contrôle de la mosquée de Lagny-sur-Marne par Mohammed Hammoumi et ses fidèles».
Intrigué par les gesticulations de l’imam, la DRPP se penche de près sur ses prêches. Dès 2008, Hammoumi y tient des propos antisémites : «Il faut lutter contre ces chiens juifs», déclame-t-il. Sur Twitter, il fait l’apologie d’imams salafistes saoudiens et appelle à plusieurs reprises «à prendre les armes contre ceux qui s’en prennent aux musulmans». A partir de septembre 2014, la DRPP recueille des propos encore plus éloquents, encourageant des jeunes à rejoindre l’Etat islamique (EI) : «Anéantir les kouffar [les infidèles ndlr], les ennemis de l’islam, les Occidentaux.»
Gel d’avoirs
Passant de la théorie à la pratique, une dizaine d’élèves et de fidèles d’Hammoumi rejoignent les rangs de l’EI ou du Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda. Huit ont depuis été formellement identifiés par la DGSI et la DGSE. Parmi eux, Marc L.-H., un converti, parti en Syrie d’avril à l’automne 2013. L’ouverture d’une enquête préliminaire a débouché, le 17 décembre, sur une information judiciaire du parquet antiterroriste. Marc L.-H. a été mis en examen pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste» et placé en détention provisoire. Autres combattants identifiés au califat autoproclamé, Aboubacar S., 27 ans, et Bakarri S., 26 ans.
Se sachant dans le collimateur des autorités, Mohamed Hammoumi a fui le 31 décembre 2014 en Egypte. Pour l’empêcher d’opérer à distance, les ministères de l’Intérieur et des Finances prononcent le 28 avril un arrêté de gel de ses avoirs. A Lagny, où la présidence des associations est désormais vacante, un troisième collectif est créé : l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne. La DRPP pense que cette nouvelle association a pour but «de contourner la mesure de gel des avoirs d’Hammoumi». Pour son président, Sidi Mohammed Ramdane, 43 ans, il s’agit, au contraire, «de faire table rase du passé et de reprendre sur de bonnes bases». Pourtant, au même titre que N’Fali M., 35 ans et ancien animateur jeunesse de la ville, Ramdane faisait partie du bureau des deux précédents collectifs. Il jure toutefois«ne jamais avoir entendu de propos haineux de la bouche d’Hammoumi». Perquisitionné, Ramdane ne fait l’objet, pour l’heure, d’aucune mesure coercitive. Sa bonne foi semble même attestée par une note de la DRPP datée de cet été : «Cette nouvelle association a une volonté apparente de rupture avec l’engagement pro-jihadiste d’Hammoumi», estime le service de renseignement.
Qu’à cela ne tienne : le 13 janvier, le Conseil des ministres décide de dissoudre les trois associations créées à Lagny. Si, pour les deux premières, présidées par Hammoumi, cela n’émeut personne, une vive polémique éclate concernant l’Association des musulmans de Lagny.«On nous fait payer le passé, peste Ramdane. Au motif qu’une vingtaine d’éléments posent problème, on jette l’opprobre sur 200 fidèles.» Plusieurs recours ont été déposés devant le tribunal administratif.
Dans l’ombre, les autorités cibleraient en réalité Nabil A., 30 ans. Il semble être le nœud autour duquel se joue l’ensemble de l’affaire de Lagny-sur-Marne. Un policier antiterroriste contacté par Libération le définit, tout comme Marc L.-H., comme un «lieutenant» de Mohammed Hammoumi. C’est lui qui aurait décidé, le 30 avril – soit le lendemain de la publication au Journal officiel de l’arrêté de gel des avoirs d’Hammoumi – de la création de l’Association des musulmans de Lagny. Malin, il n’y occupe toutefois aucune fonction officielle. C’est lui également qui a conduit Ratana O., un élève d’Hammoumi, à l’aéroport de Stuttgart pour qu’il rejoigne son mentor au Caire. C’est lui toujours qui aurait transféré des fonds à Bakarri S., présent en Syrie. C’est lui, enfin, qui aurait menacé de mort l’imam modéré de Noisiel, Ahmed M., lequel avait dénoncé la dérive radicale d’Hammoumi.
Le 2 décembre, dans le cadre des perquisitions, les autorités disent avoir découvert une madrasa, une école d’enseignement du Coran, au domicile de sa femme à Thorigny. «De la documentation jihadiste a également été saisie», précise une source policière. Placé en garde à vue pour «travail dissimulé», Nabil A. est assigné à résidence et sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire. «Il est indissociable de l’équipe dirigeante de la mosquée de Lagny, poursuit le policier antiterroriste. Sur la base d’informations recueillies, ses avoirs ont été gelés le 4 décembre.»
Quelques mois plus tôt, le 31 mai, Nabil A. s’est rendu en compagnie de Moussa T., imam de Lognes (Seine-et-Marne) et ancien disciple d’Hammoumi, au pique-nique de l’association Sanabil, dont l’objectif déclaré est le soutien aux prisonniers musulmans. Or, pour la DGSI, cette association «apporte, en fait, aide et assistance aux détenus incarcérés pour des faits de terrorisme islamiste». Lors d’une édition précédente, le 23 août 2014, un certain Amédy Coulibaly avait effectué une apparition. Preuve s’il en est d’une mouvance très resserrée et ultra-connectée. Si proche, si loin de la mosquée de Lagny-sur-Marne.
source :
http://www.liberation.fr/france/2016/02/10/lagny-nid-d-un-jihadisme-insaisissable_1432491