« La réédition des pamphlets antisémites de Céline est l’exemple même de la réédition superflue »
Bénédicte Vergez-Chaignon, à l’origine de l’appareil critique des « Décombres » de Lucien Rebatet, revient sur les débats entourant Maurras et Céline.
Par Saïd Mahrane
Le Point : Fallait-il, selon vous, inclure Charles Maurras dans le Recueil des commémorations nationales 2018 ?
Bénédicte Vergez-Chaignon* : Le nom de Charles Maurras semble être apparu de façon presque mécanique dans la liste des commémorations pour l’année 2018. Si cette démarche implique une célébration, c’était superflu. Pour ce qui est de la commémoration dans le sens du travail de mémoire, elle s’effectue très régulièrement et très continûment depuis des années grâce à de nombreux travaux universitaires, colloques ou livres consacrés à Maurras, aux différents aspects de sa pensée et de ses activités ou à l’Action française. Il n’y a pas besoin d’anniversaire pour cela.
Que voyez-vous d’instructif dans la pensée et les écrits de Maurras ?
Maurras a été au centre de la pensée politique et d’une grande part de l’activité politique en France au moins entre les deux guerres mondiales. Ne pas le connaître et ne pas connaître ses écrits, c’est s’empêcher de comprendre et de connaître beaucoup d’événements et de protagonistes de cette période. Toutefois, cela n’implique pas à mes yeux que ses écrits aient quelque chose à apporter aujourd’hui en dehors de cet éclairage sur notre histoire.
Vous avez collaboré en 2015 à la réédition par Robert Laffont des Décombres , texte antisémite de Lucien Rebatet. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de polémiques à l’époque ?
Il n’y a pas eu de polémique mais un débat inévitable sur le thème « fallait-il republier Les Décombres ? » puisqu’il s’agit d’un texte emblématique de la Collaboration avec l’Allemagne nazie, continûment et violemment antisémite. Mais, en réalité, le texte des Décombres était disponible sur Internet en version pirate depuis des années : il n’y avait pas besoin de notre livre pour le lire. La publication de 2015 avait une autre dimension. Il s’agissait d’une édition critique : non seulement le texte de Rebatet était annoté, mais il était complété d’un ensemble de documents expliquant comment et pourquoi le livre avait été écrit. Le texte des Décombres ne constituait en outre qu’une partie du livre qui comprenait aussi la très longue « suite », écrite en prison après la Libération, qui était absolument inédite. Les textes étaient restitués sans aucune coupe et même accompagnés de certains brouillons. Enfin, cette réédition n’était pas un hommage aux talents d’auteur de Rebatet mais un document d’histoire qui contribuait à montrer de l’intérieur ce qu’avaient été la Collaboration et ses suites.
Comment appréhende-t-on un tel travail d’encadrement ?
Le terme d’édition critique prend ici tout son sens. Cela ne signifie pas que je « critique » dans le sens où je dirai systématiquement du mal des textes. Ça veut dire que je ne laisse rien passer sans donner un contexte, des éléments de comparaison, des sources. Rebatet, par exemple, a une excellente mémoire. Cela ne m’empêche pas de vérifier toutes ses affirmations à chaque fois que je le peux. J’aborde le travail en sachant que le terrain est glissant, mais avec l’idée de fournir au lecteur le maximum d’informations et de documents. Je m’adresse à sa curiosité et à son intelligence. J’ai une opinion, mais tout mon travail vise à lui permettre de se faire librement la sienne.
« Qu’est-ce qu’une édition critique peut apporter en plus de l’accès à un texte déjà disponible par ailleurs ? »
Existe-t-il un auteur ou un ouvrage pour lesquels vous refuseriez d’assurer une explication de texte ?
Je ne travaillerais pas sur des textes qui ne sont pas des documents et qui ne contribuent pas à la connaissance historique de façon significative. Mais ce serait probablement une décision très subjective. J’ai l’habitude de travailler sur des sujets et des matériaux qui peuvent être parfois à la limite du supportable. Cela peut être accablant.
Dans le cas des pamphlets de Céline, beaucoup ont regretté que l’appareil critique soit l’œuvre d’un littéraire, Régis Tettamanzi, et non d’un historien. Qu’en pensez-vous ?
Pour moi, la réédition des pamphlets antisémites de Céline est l’exemple même de la réédition superflue. Ces textes sont tout à fait trouvables pour qui veut les lire et, en tant que documents historiques, ils sont d’une portée limitée puisqu’ils démarquent de très près toute une littérature antisémite française dans laquelle Céline a allègrement pioché jusqu’au plagiat. Donc, au risque de décevoir les admirateurs de Céline, je ne dirais pas que c’est « du Céline ». Pour établir l’édition de ces textes, il vaudrait être un spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme en France dans les années 1880-1940 au moins autant qu’un connaisseur de Céline écrivain, comme l’ont montré les travaux récents de Pierre-André Taguieff. Pour faire une véritable édition critique, il faudrait un volume énorme qui deviendrait une édition comparée des pamphlets de Céline avec une masse de brochures, livres et articles d’une kyrielle de professionnels de l’antisémitisme obsessionnel. Je ne suis pas sûre que les aficionados de Voyage au bout de la nuit aient envie de s’y consacrer.
Que répondre à ceux qui affirment que de tels écrits peuvent réactiver un certain antisémitisme ?
Malheureusement, ceux qui aiment se gorger d’antisémitisme ont l’embarras du choix. Ils ont leurs propres circuits, leurs propres sources. Non seulement ils n’attendent pas après les éditions critiques, mais je suis certaine qu’elles ne leur plaisent absolument pas.
Fayard s’apprête à publier Mein Kampf. Est-on dans le même registre que Céline, Maurras ou Rebatet ?
En un sens, on en revient toujours à la même problématique : qu’est-ce qu’une édition critique peut apporter en plus de l’accès à un texte déjà disponible par ailleurs ? Moi la première, je tape des mots clefs de Mein Kampf sur Internet quand j’ai besoin d’une référence… Pour l’avoir pratiqué par extraits, je peux vous dire que je n’ai absolument pas envie de lire Mein Kampf en continu d’un bout à l’autre parce qu’en plus d’être pénible sur le fond, c’est horriblement ennuyeux. Et il est de notoriété publique que les traducteurs français de Mein Kampf en sont sortis laminés et écœurés. En même temps, c’est indispensable de pouvoir disposer d’un texte qui a compté dans l’histoire du XXe siècle en Europe. Mais il est difficile de trouver la juste mesure de l’édition critique d’un objet aussi embarrassant. En France, les équipes qui ont travaillé se sont heurtées à des difficultés de définition dès le départ : fallait-il se contenter de traduire l’édition critique allemande ou fallait-il l’ajuster pour le public français ? Jusqu’où peut-on aller dans l’exégèse de la prose de Hitler ? C’est vraiment un exercice périlleux et insatisfaisant, et on peut comprendre qu’il y ait eu beaucoup d’avis différents parmi les participants, qui ont tous une validité. De ce fait, pour ma part, j’ai une préférence pour un livre très accessible comme L’Histoire de Mein Kampf d’Antoine Vitkine.
Bénédicte Vergez-Chaignon est historienne, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation. Derniers ouvrages parus : L’Affaire Touvier. Quand les archives s’ouvrent, Paris, Flammarion, 2016 et La Résistance, coécrit avec Constance Chaignon, La Crèche, Métive-Geste, 2016
Source :
http://www.lepoint.fr/societe/la-reedition-des-pamphlets-antisemites-de-celine-est-l-exemple-meme-de-la-reedition-superflue-01-02-2018-2191368_23.php