La Carlingue,de David Alliot: une mafia parisienne sous l’Occupation
Par Jacques de Saint Victor
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Il a existé, de 1941 à 1944, un véritable système mafieux à Paris. Il porte un nom: les Gestapo françaises, dont la plus célèbre est celle de la rue Lauriston, la fameuse Carlingue. David Alliot, spécialiste de Céline, qui s’est depuis quelques années intéressé comme historien à ces années d’Occupation (Le Festin des loups et Arletty ), nous offre une étude fort documentée et fine sur les membres de la Carlingue, dans la suite des travaux de Philippe Aziz et Gregory Auda. Notre connaissance de l’époque en profite. Le roman policier est, selon Chesterton, l’Iliade de la grande ville. De la même façon, l’étude du crime organisé est, pour l’histoire, l’annale la plus éclairante des secrets d’une époque, révélant ce qu’elle ne veut surtout pas donner à voir.
Le duo formé par Bonny et Lafont est devenu célèbre à force de les voir évoqués dans les œuvres de fiction de ces années noires, de La Ronde de nuit de Modiano au film 93, rue Lauriston, mais on n’avait jamais étudié sous l’angle mafieux ce système mis en place par les nazis dès 1941 avec les bureaux d’achat et qui va devenir, comme le montre Alliot, l’un des plus effroyablement criminels à partir du début de l’année 1942, quand la Carlingue passe de l’autorité de l’Abwehr à celle du Sipo-SD, c’est-à-dire la Gestapo.
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S’appuyant sur de nombreuses sources d’archives, Alliot exhume le rôle mais aussi le fonctionnement de cette Carlingue, qui se comporte comme un clan, avec des relais puissants et des fioritures mondaines, comtesses à la botte et «gestaputes»: c’est tout l’apport de ce livre (notamment les chapitres V et XII). Alliot décrit la Carlingue comme une véritable mafia, avec ses deux boss, l’ex-inspecteur Bonny, viré après l’affaire Stavisky, obsédé et méthodique, et le bandit Chamberlin, dit «Lafont», fantasque et cruel, «l’alliance des contraires». En dessous, il y a la famille de Chamberlin, précieuse car, comme on dit en Calabre, «le sang ne trahit pas». S’ajoute une armée de «tueurs» à la solde, tel Abel Danos, immortalisé par Claude Sautet dans Classe tous risques.
Ils menaçaient la police de Vichy
Alliot nous fait aussi pénétrer dans les locaux mystérieux du 93, rue Lauriston, où il semble qu’on n’ait pas torturé (malgré la légende), les atrocités de la baignoire s’étant plutôt pratiquées dans une annexe, place des États-Unis. À l’époque, grâce à la censure de Jean Luchaire, et de toute la «bourgeoisie en odeur de mafia», comme on dit à Palerme, les forfaits des hommes de la Carlingue (escroqueries, arnaques aux faux policiers, pillages, notamment de biens juifs) sont passés sous silence. Même la police parisienne était entravée et menacée. Grâce à l’appui de la Gestapo, et muni de ses Ausweis, Lafont se permettait de menacer tout le monde, y compris le préfet de police de Vichy! Et si cela ne suffisait pas, la Carlingue ne se privait pas, comme Pierre le fou, de flinguer les policiers de Vichy en forêt de Clamart: on a retrouvé leurs corps après la guerre. Seule la traque aux résistants (qu’Alliot retrace en détail) et la terreur infligée à la fin de la guerre par la brigade nord-africaine, les fameux «SS Mohamed» de Lafont et d’El-Maadi, le leader indépendantiste algérien, sont connues des Français de l’époque.
Passée l’épuration, les survivants de ces vrais «tontons flingueurs», fort différents de leur image festive, se recycleront dans le trafic de drogue, à l’image d’Auguste Ricord, surnommé Il Commandante en Amérique du Sud, qui aurait emporté avec lui le mystérieux «trésor de la Carlingue». À ce propos, si David Alliot a remarquablement dépouillé les archives de la préfecture de police (PP), il pourrait aussi tirer profit, aux Archives nationales, des cartons de la DST où dorment des documents sur la cavale d’Auguste Ricord à la fin de la guerre et sur la «bande des Corses» du boulevard Flandrin. Son travail remarquable apporte un très juste portrait d’un Paris criminel et affairiste dont le commun des mortels est loin de soupçonner encore aujourd’hui l’existence.
De 1941 à 1944, derrière les festivités mondaines et le «music-hall», la Ville Lumière n’a rien à envier à Chicago ou à Palerme et, plus grave, cette folie a laissé des traces. L’historien de la police Jean-Marc Berlière écrit à raison qu’elle contribua «à corrompre et dissoudre moralement» la société française d’après-guerre. Notamment dans son déni des questions mafieuses.
Source
Le Figaro