Gilles Kepel : «Le procès Merah, une radiographie de la contre-société salafiste»
INTERVIEW – Pour l’islamologue, le procès d’Abdelkader Merah révèle les failles de la haute hiérarchie policière et de la justice en même temps que l’univers mental, familial et culturel des djihadistes.
LE FIGARO. – Les meurtres de Mohamed Merah ont inauguré une nouvelle ère de terreur…
Gilles KEPEL. – Les assassinats par Mohamed Merah des enfants juifs et de leur professeur de l’école Ozar Hatorah, après ceux de militaires français d’origine arabo-musulmane et considérés comme «apostats», le 19 mars 2012, marquent la fin de la sanctuarisation de la France depuis les attentats de Khaled Kelkal en 1995 et ceux du «gang des ch’tis» islamistes de Roubaix en 1996. Seize ans sans le moindre attentat grâce aux services de renseignements français qui avaient bien compris le logiciel pyramidal d’al-Qaida et étaient capables d’arrêter des terroristes potentiels préventivement.
Le problème est qu’ils n’ont pas anticipé que la prison deviendrait l’ENA du djihad. C’est notamment dans les prisons que s’est mis en place ce que j’appelle le djihadisme de troisième génération. Un djihadisme réticulaire qui se construit dans des allers-retours avec le Moyen-Orient. Merah n’est pas du tout un loup solitaire, contrairement à ce que prétendait l’ancien directeur central du renseignement intérieur,Bernard Squarcini. Il a été socialisé dans le milieu salafiste djihadiste toulousain, dont le point névralgique était la communauté d’Artigat régie par l’«émir blanc», Olivier Corel, où sont passées toutes les «stars» du djihadisme français, comme les frères Clain, le clan de Sabri Essid (demi-frère par alliance de Merah), ou encore l’Albigeois Thomas Barnouin.
Merah a baigné dans cet univers et a voyagé au Caire et au Proche-Orient vraisemblablement pour apprendre le maniement des armes, comme le montre sa maîtrise de celles-ci lors des meurtres. Au carrefour entre la délinquance, le salafisme et la prison, il est le prototype du djihadisme de troisième génération qui va ensuite faire 239 morts en France, selon le même modèle, dans les années 2015-2016.
Pouvait-on alors imaginer la tuerie de Charlie Hebdo?
À l’époque , le «Sham», la Syrie n’est pas encore une terre de djihad vers où vont les jihadistes français. L’aller-retour entre le territoire de l’Etat islamique de Daech et les banlieues populaires (Molenbeek, Saint Denis et autres) va ensuite permettre les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher et surtout celles du 13 novembre, au Bataclan et ailleurs. Cette phase aurait peut-être pu être évitée si on avait tiré plus vite les leçons de l’affaire Merah, pris au sérieux le mécanisme du djihad de troisième génération dont il constitue le prototype, au lieu de se fourvoyer avec la pseudo-théorie du «loup solitaire». Mécanisme dont les bases ont été posés dès 2005 avec la publication, sur Internet, du livre d’Abou Moussab Al-Souri, Appel à la résistance islamique globale.
Aujourd’hui le djihadisme de troisième génération semble contenu par nos services…
Paradoxalement, alors que se déroule le procès Merah, cette phase-là de terreur semble avoir épuisé son modèle opératoire. C’est, en effet, l’aller-retour avec Raqqa et les réseaux de communication de l’État islamique qui rendait ce système possible. Les groupes réticulaires, qui passaient sous les radars du renseignement, ont bénéficié d’opportunités qui se sont traduites par les 239 morts déplorés entre la tuerie de Charlie Hebdo et l’assassinat du père Hamel en juillet 2016. Mais les djihadistes peu formés et structurés n’ont pas tenu la distance. Les services de renseignement ont fini par comprendre le fonctionnement de ce nouveau type de djihadisme et su le contrer, et la chute de Raqqa le rend inopérant car la coordination via les messageries cryptées avec les jihadistes dans l’Hexagone ne peut plus fonctionner.
C’est la fin d’une période, la djihadosphère exprime son malaise et prépare le djihadisme de quatrième génération, dans une certaine confusion pour l’instant. Même si, en termes d’opérationnalité terroriste, le système a pris un coup décisif, la doxa salafiste djihadiste est toujours là. C’est frappant dans les propos d’Abdelkader Merah (le frère de l’assassin) qui ne regrette rien de sa formation. Pour lui, ce procès est une tribune. Il clame qu’il ne reconnaît pas les lois françaises mais uniquement celles d’Allah, telles qu’il les interprète. En ce sens, Abdelkader Merah est une «métonymie» de cette vision du monde, qui reste présente aujourd’hui en France.
Elle reste présente dans les mentalités, et on a un aperçu de la manière dont elle s’est construite, depuis l’œdipe familial, les violences domestiques, le trafic de stupéfiants, la délinquance, jusqu’à être «sublimée» par la violence rédemptrice de l’idéologie salafiste djihadiste. Mais on en voit aussi les limites: les individus qui la portent ont été formés à la va-vite, contrairement à l’époque de Ben Laden qui disposait d’une véritable organisation.
Que révèle ce procès?
C’est un procès profondément frustrant. Il arrive bien trop tard, cinq ans – et plus d’un quinquennat – après les faits. Les familles des victimes attendent des réponses, mais aussi la nation tout entière. Dans une telle affaire, le procès devrait permettre de socialiser le deuil, par un phénomène de catharsis. Hélas, il n’en prend pas la direction… J’ai rarement vu un procès se passer si mal avec du brouhaha, des insultes et des suspensions de séances – alors que la justice réclame la sérénité. Il y a une vive réaction du public et des parties civiles, qui s’estiment frustrés de la vérité, ce qui est compréhensible.
Bien sûr, cela tient d’abord à la disparition du principal intéressé: celui qui devrait être là, c’est Mohamed Merah. Pour des raisons qui restent incompréhensibles après l’audition du chef du Raid de l’époque, Amaury de Hauteclocque, il a été tué alors qu’il aurait dû être neutralisé vivant. Ce que le procès a confirmé, c’est que les services de renseignement toulousains l’avaient tout à fait identifié et que leur hiérarchie parisienne les a empêchés de travailler en leur ordonnant notamment de privilégier la piste d’extrême droite. Un temps énorme a été perdu du fait du dysfonctionnement de la haute hiérarchie policière de l’époque. Ce mépris du travail de ceux qui connaissent le terrain dans les quartiers populaires, de ceux qui ont étudié l’idéologie salafiste djihadiste, a coûté très cher à la nation.
Ce procès s’apparente aussi à une plongée dans l’univers mental, social et culturel des djihadistes.
S’il est frustrant sur le plan politique et judiciaire, ce procès a une extraordinaire fonction révélatrice sociale et psychologique. Celle de dire la réalité intime d’une cité populaire à travers l’exacerbation de sa barbarie. Réalité dont nos dirigeants ainsi que les classes moyennes et supérieures des centres-villes n’ont aucune idée. Le procès Merah est une biopsie de cet univers.
Dans l’environnement où vivait Mohamed Merah prospère une véritable contre-société en rupture culturelle profonde. Il est frappant de constater qu’après des décennies passées en France, sa mère parle toujours très mal français et qu’il faut faire appel à un traducteur à la barre. Cette rupture très radicale avec la France aboutit à une coïncidence troublante: le meurtre à l’école juive a lieu le 19 mars 2012, cinquante ans jour pour jour après la mise en œuvre du cessez-le-feu dans la guerre d’Algérie. Et Mohamed Merah recommence la guerre contre la France, mais cette fois-ci sur son territoire. On se réjouit dans son entourage qu’il ait «mis la France à genoux».
Dans cette contre-société, le salafisme djihadiste fait feu de tout bois: il se greffe sur la délinquance non pour la supprimer, mais la rationaliser aux fins du djihad, et il récupère en la travestissant la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne. Abdelkader Merah peut à la fois se présenter comme un modèle religieux et reconnaître avoir assisté au vol du T-MAX par son frère. Il prétend avoir été «otage de ce vol», assure que cet acte «en tant que musulman» n’était pas «licite». Dans la doctrine salafiste djihadiste cependant, il est licite de «faire du butin» sur les kouffar, les «mécréants».
Rappelons aussi que dans ce quartier, plusieurs dizaines de jeunes s’étaient rassemblés trois jours après la mort de Merah pour honorer sa mémoire, mettant sur le même plan leur douleur et celle des familles des victimes du tueur au scooter. Dans la nébuleuse djihadiste, ce dernier est célébré comme un «martyr» emblématique et un modèle à imiter. Des graffitis «Vive Merah», «Vengeance» ou «Nique la kippa» avaient alors été nettoyés à la hâte.
«La famille de Mohammed Merah, dont il est le produit imprévisible, c’est les Atrides à la mode salafiste», analyse Gilles Kepel. – Crédits photo : uu
Le quartier des Izards n’est situé qu’à quelques kilomètres du cœur du vieux Toulouse magnifiquement rénové avec son célèbre Capitole: c’est la face sombre de la Ville rose. Comment a-t-on pu ne pas voir à ce point cette réalité toute proche? Comment expliquer de telles fractures au sein d’une même ville? Cela pose la question des échecs des politiques urbaines. Il y a un énorme problème de gouvernance, de cohérence de fonctionnement.
L’imposition fiscale massive des classes moyennes a-t-elle servi à construire un gigantesque assistanat social qui maintient des populations dans leur ghettoïsation et provoque leur désintégration, ouvrant la voie aux dérives que documente ce procès et aboutissant, à travers la délinquance et le mépris des valeurs de la société et de l’État, à l’idéologie salafiste de rupture puis au passage à la violence djihadiste, tout en «grattant» au maximum les allocations et autres services sociaux? L’un des enjeux majeurs du mandat d’Emmanuel Macron est de repenser de fond en comble le pacte social et l’organisation du travail pour éviter cette fracture qui sans cela nous sera fatale.
Merah est aussi le produit de son environnement familial…
Ce procès met en effet en lumière la dimension de névrose familiale que le djihad pousse au paroxysme. La famille de Mohamed Merah, dont il est le produit imprévisible, c’est les Atrides à la mode salafiste. Le père, Mohamed Benalel Merah, est trafiquant de drogue, condamné et expulsé, polygame ; la mère, Zoulikha, entretient une relation œdipienne particulièrement complexe avec ses fils.
Abdelkader, le prévenu, exerce une forte influence intellectuelle depuis l’enfance sur Mohamed. Il se fait surnommer «Ben Laden» dans la cité et ira jusqu’à poignarder son frère aîné Abdelghani, et tentera de faire du fils de celui-ci un militant. Il y a aussi Sabri Essid, le «demi-frère», djihadiste en Syrie. Et enfin la sœur, Souad Merah, qui a tenté de rejoindre le «Califat» avec ses quatre enfants, avant de se réfugier probablement en Algérie. La doctrine salafiste djihadiste a permis l’interpénétration entre un drame familial multiforme et la perpétration du crime le plus barbare au cœur de la société française.
Le témoignage de Zoulikha Merah, la mère de Mohamed Merah, a fait couler beaucoup d’encre…
J’ai été frappé par la «prestation» de la mère. Si la presse la présente comme une menteuse et une manipulatrice, pour ceux qui détestent l’État français, elle apparaît au contraire comme «la voix qui résiste à l’oppression», la mère qui aime son fils. Elle est d’ailleurs encouragée dans ce jeu dangereux par l’avocat de la défense, qui n’hésite pas à la comparer à Albert Camus et à citer la célèbre phrase de l’écrivain à propos de la guerre d’Algérie: «Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère.»
«La mère de Merah, avec sa tenue islamique ostensible, s’est servi du procès comme d’une tribune et a imposé à la ¬barre sa parole comme un discours alternatif à celui du peuple et de la nation française»
Gilles Kepel
Il est tout de même difficile et scabreux d’associer Mohamed Merah à une lutte de libération nationale. Cette rhétorique rappelle celle des djihadistes qui légitiment leur combat en le présentant comme une lutte de libération comparable à celle menée pour l’indépendance de l’Algérie ou encore à la résistance antinazie. Que le tribunal, même à son corps défendant, puisse donner le sentiment que ce type de discours n’est plus un propos criminel, mais un discours qui a sa légitimité et relativise les valeurs de la société française et de l’institution qui va juger au nom du peuple français est extrêmement préoccupant.
La mère de Merah, avec sa tenue islamique ostensible, s’est servi du procès comme d’une tribune et a imposé à la barre sa parole comme un discours alternatif à celui du peuple et de la nation française. Son fils, Abdelkader, fait de même. Il a, en effet, passé son temps à le répéter: «Vous, Français, vous avez vos valeurs. Nous, nous avons les nôtres.» Pour lui, il n’y a pas de hiérarchie. Il anticipe sa condamnation mais ne reconnaît pas la justice qui n’est pas la sienne.
L’un des fils conducteurs de ce procès est la haine des protagonistes pour la France. Comment en est-on arrivé là?
La contre-société des cités a été sanctifée par le salafisme. Même quand il ne prône pas la violence, il rationalise le refus des valeurs sur lesquelles repose la nation. Cela pose la question de savoir comment on peut encore faire société dans la multiplicité des quartiers des villes de la République? D’où la nécessité de s’attaquer aux causes profondes du terrorisme et pas seulement aux symptômes, même si les mesures sécuritaires sont bien sûr nécessaires à court et moyen terme.
On ne peut plus laisser des territoires et des populations entières en marge de la société française et continuer à subventionner la délinquance par le RSA. Il faut intégrer les outsiders dans l’univers des insiders, en particulier dans le monde du travail. Si nous ne faisons pas cela, la contre-société salafiste continuera à grandir avec les conséquences que l’on sait, jusqu’à une fracture irréfragable. Une réflexion profonde doit aussi être menée sur le fonctionnement de la justice, y compris dans sa dimension carcérale. Après ses erreurs tragiques en 2012, la hiérarchie policière a été capable de se transformer et de remporter de vrais succès.
Ce n’est pas le cas dans la justice: la question de l’incarcération des djihadistes n’est toujours pas résolue, comme on l’a vu avec la volte-face sur les «unités dédiées» à ceux-ci, qui ont été supprimées après la tentative d’assassinat d’un surveillant dans celles-ci. Aujourd’hui, les djihadistes voient la prison comme une étape valorisée, car ils peuvent lire, approfondir leurs connaissances, faire du prosélytisme et trouver de nouvelles recrues. Et on a vu l’échec des politiques hâtives de «déradicalisation», avec la fermeture du centre en milieu ouvert pour djihadistes… La machine judiciaire doit impérativement se repenser face au défi djihadiste, malgré les pesanteurs d’un corps extrêmement institutionnalisé et hiérarchisé. Sur ces questions, il est clair qu’elle n’a pas su identifier les compétences dont elle aurait pourtant bien besoin…
Source :
http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2017/10/26/31003-20171026ARTFIG00329-gilles-kepel-une-radiographie-de-la-contre-societe-salafiste.php
« Ce que le procès a confirmé, c’est que les services de renseignement toulousains l’avaient tout à fait identifié et que leur hiérarchie parisienne les a empêchés de travailler en leur ordonnant notamment de privilégier la piste d’extrême droite. »
Un résumé parfait de l’aveuglement des dirigeants actuels
Cet article éclaire parfaitement cette problématique !
Alors, lorsque les djihadistes sont pris, il faut les condamner à mort tout de suite, et ne pas les libérer en attendant leurs procàs.
c est de la foutaise, ils tuent, ils faut leur faire subir le meme sort…