Djihadistes et paradis artificiels
de Dalia Ghanem Yazbeck
Depuis la migration de milliers de jeunes Européens vers la Syrie pour rejoindre l’Etat islamique, la question de leur radicalisation est au cœur de tous les débats. Il est clair que leurs motivations sont tantôt économiques, politiques, religieuses, sociales, psychologiques (réalisation de soi, désir de vengeance) ou philosophiques (désir de vivre dans une communauté parfaite).
Mais comprendre ces motivations ne suffit pas à expliquer le passage à l’acte criminel des djihadistes. L’idéologie djihadiste ainsi que la pression groupale sont autant de facteurs qui contribuent à la radicalisation violente des djihadistes et facilitent leur passage à l’acte. L’autre piste intéressante est celle de la consommation de drogues. En effet, bien que les auteurs des attentats du 13 novembre à Paris semblent ne pas avoir été sous l’emprise de stupéfiants, il n’en demeure pas moins que la consommation de drogues et d’amphétamines est l’une des pistes pouvant expliquer un passage à l’acte comme celui du jeune Seifeddine Rezgui, responsable de l’attentat de Sousse en juin 2015. L’autopsie avait bel et bien confirmé cette hypothèse.
Comment expliquer que ceux-là même qui se considèrent comme « combattants d’Allah », rejetant toute souveraineté autre que celle de Dieu, et accomplissant le « djihad » pour l’établissement du califat sur terre et la purification planétaire des « impies » et des « apostats », soient en contradiction manifeste avec les préceptes de l’islam ? Ce dernier est clair en matière de drogues : « Tout ce qui peut intoxiquer en grande quantité est interdit en petite quantité. »1
Alors pourquoi l’ont-ils fait ? Comment expliquer cette contradiction ? Pour Po Pour comprendre cette contradiction, il faut intégrer ce que Hamit Bozarslan appelle une « sortie- réentrée » dans l’islam. En parlant d’Al-Qaïda dont les membres avaient bu de l’alcool la veille des attentats du 11 septembre 2001, Bozarslan explique que leur comportement peut être interprété comme « une sortie de l’islam, ou du moins d’un islam codifié par les légistes, et l’entrée dans un autre islam, celui de la stricte délivrance eschatologique, […] ces pratiques signifient que les prémisses et impératifs de la référence sacrée, qui constituent des contraintes imposées par le Créateur pour les croyants vivant sur terre, son abandonnées par les “martyrs”. Le moment eschatologique est en effet la réalisation du message ultime de la religion. Il ne rend pas uniquement anachronique l’ordre social et ses valeurs, mais aussi la délivrance dont la révélation est annonciatrice […] [c’est une] sortie de la religion, par excès à la religion. »2
Lors de ce qu’on a appelé la « décennie noire » (1990-2000) en Algérie, la consommation de psychotropes et d’antidouleurs a été autorisée, voire incitée par l’encadrement du GIA afin d’encourager les exécutants dans leur tâche. Les informations que j’ai collectées sur le terrain en Algérie en 2008 auprès de certains djihadistes, de fonctionnaires de l’État et de spécialistes confirment la prise de psychotropes en tous genres, parfois même de boissons alcoolisées, par les hommes du GIA. Lorsque ces derniers étaient capturés ou se rendaient de leur plein gré aux forces de l’ordre pour profiter de la charte de la réconciliation nationale, ils bénéficiaient d’une prise en charge médicale. Nombreux sont ceux qui ont alors été internés dans des centres de désintoxication pour traiter leur toxicomanie avancée. Les tests de dépistage entrepris sur des centaines de djihadistes algériens ont révélé la présence de drogues telles que la cocaïne, l’ecstasy ainsi que des substances hypnotiques et anxiolytiques comme le Triazola et le Flunitrazépam. L’effet de ces excitants est important dans l’action, la drogue ayant pour effet de lever les inhibitions de l’individu.
Mon enquête de terrain en Algérie a également révélé une forte utilisation du musc. Ce dernier a non seulement des bienfaits coagulants pour le combattant blessé mais il procure les mêmes effets enivrants que l’alcool, permettant à l’assaillant d’entrer dans un état second et de voir ses inhibitions annihilées. D’autre part, le musc sert la propagande des chefs et des cheikhs : si le combattant se fait abattre, une forte odeur de musc se dégage de son corps. De ce fait, les chefs font croire aux combattants que c’est l’odeur même du paradis qui émane du combattant devenu chahid [martyr]. Cela aide à réactiver et à renforcer le désir du djihadiste qui se retrouve dans un état d’extase face à « ce qui l’attend ». Il est alors poussé à exceller dans ce qu’il fait pour pouvoir à son tour rejoindre le paradis d’Allah et de ses Houris.
Aujourd’hui comme hier, certains psychotropes sont particulièrement appréciés de certains djihadistes. Il est fort probable que l’encadrement de l’Etat islamique permette l’utilisation de ces psychotropes et antidouleurs afin de booster les capacités des djihadistes et leur sentiment de toute-puissance. La drogue utilisée par Daech pourrait être de la fénétylline, commercialisée sous le nom de Captagon. Cette drogue interdite depuis les années 1980 en Europe est très prisée en Syrie et au Liban. Depuis le début de la guerre en Syrie, le Captagon a également envahi le marché des pays du Golfe (Arabie Saoudite, Bahreïn, Koweït, Oman, Qatar). Selon le colonel Ghassan Chamseddine, à la tête de la brigade anti-drogue au Liban, « […] plus de 12 millions de pilules ont été saisies durant la seule année 2013, […] en une seule opération à Saadnayel, dans la plaine de la Bekaa, près de 5 millions de pilules ont été perquisitionnées ».
Les effets du Captagon sont multiples, selon ce jeune combattant syrien appartenant à un groupe laïc qui a fui la Syrie pour les plaines de la Bekaa au Liban : « Tu te sens très en forme, tu as l’impression d’être capable d’attraper dix hommes et de tous les tuer. Tu es constamment aux aguets, tu ne penses même pas à dormir ou à quitter ton checkpoint par exemple. Ça te donne un courage et une puissance, […] tu ne connais plus ni la peur, ni la fatigue. »
http://www.konbini.com/fr/files/2015/11/captagon-8-810×455.jpg
Un autre combattant syrien explique : « Notre brigade se composait de près de 350 personnes. Ils prenaient tous du Captagon. Le Captagon nous permettait de rester éveillés 24h sur 24h et ça nous donnait de l’énergie, […] toutes les autres brigades autour de nous en prenaient. On ne savait pas ce que c’était exactement. Nombreux sont les combattants qui pensaient que c’était des sortes de pilules énergisantes ».
Un utilisateur libanais de cette substance renchérit : « Son effet est immédiat. Dès que tu la prends, tu sens tout de suite ses effets. Ton corps ne sent plus la douleur. C’est comme la morphine. Ça fait de l’effet tout de suite […] et ça dure ! »
L’inhalation d’une telle substance sert donc à « booster » l’assaillant. C’est une sorte de suramplificateur qui favorise temporairement (pendant près de trois heures) un état d’éveil et d’excitation, induisant un sentiment d’assurance et de contrôle de soi. Cette drogue a aussi un fort potentiel « agressogène » : en supprimant les inhibitions de l’individu, elle lui donne un sentiment de toute-puissance, le conduit à surestimer ses capacités et son appréciation du danger, et lui facilite ainsi le passage à l’acte.
Pour compléter le tableau, on pourrait enfin souligner l’importance de l’environnement sonore (takbir « psalmodies religieuses », cris, détonations, salves de tirs) dans la stimulation de la radicalisation violente des djihadistes. Cette agression sensorielle produit un véritable enivrement, voire une exaltation chez les combattants. Comme un dernier verre avant l’Apocalypse
source :
http://www.causeur.fr/djihadisme-drogues-36107.html