Des écrivains français face à la « question juive »
Le dernier livre signé Michaël de Saint-Cheron, Les Écrivains français face à l’antisémitisme. De Bloy à Semprún analyse cinq auteurs chrétiens : Bloy, Péguy, Claudel, Bernanos, Mauriac, et six auteurs agnostiques ou athées : Céline, Sartre, Malraux, Yourcenar, Blanchot, Semprún. C’est un ouvrage qui a été rédigé dans l’urgence et avec amour. Dans l’urgence, après les attentats de janvier 2015. Avec amour, « en l’honneur de la littérature française et de certains de ses plus grands écrivains » . De cette urgence et de cet amour viennent les défauts et les qualités de ce livre.
Saint-Cheron a le très grand mérite, d’abord, d’examiner et de donner toute sa place à l’évolution intellectuelle des écrivains, sans vouloir aucunement les fixer dans une seule attitude. Il le fait pour Bernanos, Sartre, Claudel et d’autres encore. Par ailleurs, Saint-Cheron n’hésite pas à rappeler avec force certains faits ou certaines positions. Il signale, par exemple, que 2014 était l’année Péguy (le centenaire de sa mort) et qu’on en a pourtant fait l’année Céline (dont ce n’était que le cent dixième anniversaire de naissance, c’est-à-dire pas même un chiffre symbolique), et s’exclame avec beaucoup de justesse, nous semble-t-il : « Depuis si longtemps, on accourt pour Céline et on recule pour Péguy » . Notons également, entre autres, cette évocation d’un Céline voltairien : « Il y a bien du Voltaire chez Céline, un esprit sarcastique qui défend de justes causes pour mieux traîner dans la boue et l’ignominie une partie de l’humanité sur laquelle on peut vomir son venin » . D’autres éléments, comme une touchante évocation de François Mauriac et Élie Wiesel, ou d’intéressantes mises en perspectives, viennent encore ajouter au livre.
Toutefois, l’ouvrage mêle considérations politiques, analyses littéraires et de philosophie religieuse d’une manière assez décousue. L’espace octroyé à chaque auteur est particulièrement inégal : à peine neuf pages pour Yourcenar, quand Péguy déborde sur deux chapitres. Quelques coquilles (Ramon Fernandez devient « Ramo Fernandez »), des références parfois peu précises (ainsi, une célèbre citation de Maurice Barrès sur Dreyfus, dont la source n’est pas citée ), et des incohérences (le substantif « juif » écrit parfois avec majuscule, parfois sans – les deux usages pouvant être justifiés, mais encore faudrait-il se tenir à une seule graphie ; tandis que, parallèlement, l’adjectif se trouve à deux rares occasions affublé d’une majuscule ) déparent quelque peu le texte. Le titre du livre pose aussi question : s’agit-il vraiment des écrivains français et l’antisémitisme ? Après une lecture attentive, nous sommes tentés de répondre que le thème de Saint-Cheron est bien plus général, et il le formule lui-même avec plus de justesse dans son épilogue : le « rapport aux Juifs, à la communauté, au peuple d’Israël puis à l’État hébreu » . Le beau chapitre sur Semprún en est un exemple.
Ces défauts-là ne sont guère que superficiels. D’autres le sont un peu moins : ainsi, certaines réflexions manquent d’analyse, comme la distinction entre antisémitisme et philosémitisme. On le sait, Léon Bloy a écrit des pages d’une cruauté invraisemblable contre les Juifs. Saint-Cheron met toutefois l’accent sur quelques paragraphes positifs qui lui font dire que Bloy était un « philosémite » . C’est possible : mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Le philosémitisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle pouvait recycler des thèmes empruntés à l’antisémitisme et simplement présentés de manière positive. Antoine Compagnon a montré que Bloy « reproduit tous les stéréotypes chrétiens antijuifs avant de les franchir dans un prophétisme pro-juif » . En ce sens, le philosémitisme de Bloy est bien différent du philosémitisme courant, dans sa variante « anti-antisémite », comme le formule Antoine Compagnon. Autre exemple, la rapidité avec laquelle Saint-Cheron examine le mot « race ». Si, à propos de Péguy, il écrit : « Ce peuple qu’il appelle “une raceˮ au sens noble » , à propos de Yourcenar, en revanche, il évoque « le mot odieux de race » . Le lecteur devine la raison de cette distinction qui n’est pas clairement expliquée ni explicitée, mais ce n’est pas tout à fait suffisant.
Pauline MORET-JANKUS
source :
http://www.nonfiction.fr/article-8005-des_ecrivains_francais_face_a_la__question_juive_.htm
Michaël de Saint-Cheron est philosophe des religions et chercheur en littérature de la modernité, membre associé d’HISTARA/EPHE (section histoire de l’art, des représentations, des pratiques et des cultures administratives de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes). Auteur de 30 livres, il a aussi dirigé un certain nombre d’actes de colloques. Spécialiste notamment des philosophes Emmanuel Levinas, Paul Ricoeur, Franz Rosenzweig, il a beaucoup travaillé sur André Malraux. Il est en France le spécialiste reconnu de l’œuvre d’Elie Wiesel, auteur de sept livres avec et sur lui. Diplômé de l’Institut national des langues et civilisations orientales(INALCO, Langues O’), il fut professeur invité à l’Institut Universitaire d’Études Juives Elie Wiesel, Paris (2006-2009) et dirigea en 2013 un séminaire judaïsme-hindouisme à l’Institut européen Rachi de Troyes. En juin 2015, il est chargé d’un séminaire intitulé « De la modernité à la postmodernité dans la littérature française » à l’invitation de l’Institut national de la Recherche de Taïwan. Depuis 2006, il donne de nombreuses conférences et des cours d’une part sur la philosophie éthique, et, d’autre part, sur les travaux de pensée éthique de Levinas mais également sur l’herméneutique du témoignage et la philosophie de la mémoire, de l’oubli et de la réconciliation chez Ricoeur. Il a été nommé Ambassadeur de la paix par le Cercle universel des ambassadeurs de la paix (Ambassade de la paix, Genève). Il collabore depuis cinq ans à La Règle du Jeu et depuis 2014 est chroniqueur régulier du Huffington Post.
Ancien président des Amitiés internationales André Malraux, il est membre de plusieurs commissions du Conseil représentatif des institutions juives de France(CRIF) dont la commission pour les relations avec les Églises chrétiennes et celle avec les ONG. Il est par ailleurs Chargé d’études documentaires principal, chargé de la valorisation du patrimoine, à la Conservation régionale des Monuments historiques d’Ile de France (DRAC). Nommé le 1er janvier 2015, chevalier de la Légion d’Honneur.