Marieme Helie Lucas : « Les attentats, une étape de la montée de l’extrême droite musulmane »

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Pour la première fois un journal français parle d’ « extrême droite musulmane »
Jamais un parti politique au Moyen Orient ou en Afrique n’est traité d’extrême droite
Cet dénomination n’est réservé que pour insulter les partis européens jamais des organisations poiltiques et de pays arabes ou d’Afrique.
Allez lire la fiche Wikipédia de l’Algérie, de la Syrie ou de l’Iran jamais le terme « extrême droite » n’est utilisé.
Lire ci-dessous l’article de l’Express
Propos recueillis par Thomas Mahler

https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/marieme-helie-lucas-les-attentats-une-etape-de-la-montee-de-l-extreme-droite-musulmane_2138760.html

La sociologue algérienne alerte sur la progression de l’islamisme, comme dans son pays natal, et reproche à une partie de la gauche sa cécité face à un phénomène mondial.
Critiquée par des Etats musulmans, mais aussi par une partie de la presse anglo-saxonne ou par des universitaires comme Farhad Khosrokhavar, la France fait-elle fausse route avec sa laïcité ? Certainement pas, nous répond la sociologue algérienne Marieme Helie Lucas, 81 ans. Fondatrice du réseau « Secularism is a women’s issue » (« la laïcité est une affaire de femmes »), cette grande conscience milite depuis de longues années pour la laïcité et les droits des femmes face aux fondamentalismes religieux.
Dans un grand entretien accordé à L’Express, elle alerte sur la montée de l’islamisme en France, dont les étapes seraient, selon elles, similaires à celles qui ont fini par faire sombrer Algérie dans la « décennie noire ». Elle fustige aussi l’ethnocentrisme d’une partie de la gauche ou des féministes qui n’abordent le problème de l’islamisme que sous l’angle local des discriminations et du racisme, refusant de voir une idéologie mondialisée qu’elle qualifie d' »extrême droite musulmane ». Mais Marieme Helie Lucas se dit optimiste à long terme, confortée par la spectaculaire progression des laïques et athées dans les pays à majorité musulmane.
L’Express : Comment sont nés vos engagements féministes et laïques ?
Marieme Helie Lucas : Je suis tombée dedans à ma naissance, comme Obélix dans la potion magique. Née dans une famille de féministes sur plusieurs générations, je n’ai connu que des femmes indépendantes et qui s’assumaient seules entièrement, ainsi que leurs enfants. J’ai eu une mère très croyante, à la fois mystique et farouchement laïque, une inconditionnelle de l’école laïque et des « hussards noirs de la République ». Inutile de dire qu’elle ne m’a rien imposé sur le plan des croyances religieuses, quelque chagrin que cela ait pu lui causer. L’évolution politique de l’Algérie indépendante m’a confirmée dans ces choix…
A quel moment avez-vous pris justement conscience d’une montée de l’islamisme ?
Ayant vécu la montée de l’intégrisme en Algérie, il m’était dès lors facile d’en reconnaître les premiers signes quelques décennies plus tard, en France. Les étapes en sont quasi similaires, et on peut établir un parallèle entre les deux pays. En Algérie, les signes avant-coureurs sont venus très tôt, laissant à penser qu’il existait un courant religieux orthodoxe au sein du mouvement unitaire pour l’indépendance. Alors que la parole officielle du FLN, pendant la lutte de libération, dans ses déclarations et dans sa presse militante, mentionnait exclusivement notre demande politique de libération de la présence coloniale, j’ai rencontré pendant mon court exil au Maroc, en 1960, de jeunes maquisards qui confirmaient bien qu’ils montaient au combat au nom de Dieu. J’ai aussi négligé d’autres petits avertissements, notamment la police de moralité, qui régnait sur les réfugiés politiques algériens au Maroc sous couvert de discipline politique…

Après l’indépendance, les signes se sont multipliés : par exemple, l’existence de facto d’une police de moralité ; dès l’été 1962, donc immédiatement après l’indépendance, des patrouilles en armes de l’ALN [Armée de libération nationale] arrêtaient les groupes mixtes, garçons et filles, qui déambulaient gaiement en plein jour dans les rues du centre d’Alger libérée (et à l’attitude absolument irréprochable, j’en témoigne), exigeant une preuve de mariage, faute de quoi les jeunes étaient emmenés manu militari par les soldats. Nos soldats… Quel choc ! J’étais mariée et ne sortais plus avec mon jeune mari sans emporter notre livret de famille. Ont rapidement suivi l’interdiction du porc puis celle de la vente d’alcool aux « musulmans », la peur d’être dénoncé de ceux qui ne jeûnaient pas pendant le Ramadan… Et une fois Ahmed Ben Bella arrivé au pouvoir, en septembre 1963, il y eut le choc de la première Constitution algérienne, qui faisait de l’islam la religion de l’Etat.
Les communistes algériens, qui votèrent allègrement la Constitution et dont j’espérais plus de clairvoyance, ne voulaient pas être « trop en avance des masses » et produisirent pour l’occasion un pamphlet, intitulé « Marxisme et Islam », dans lequel ils soutenaient en substance que tout ce que Marx avait dit se trouvait déjà dans le Coran. Quant à moi, qui refusais de voter une Constitution non laïque – mon premier vote blanc d’une longue série -, je fus traitée de « social-traître ». Cette inclusion de la religion dans notre première Constitution était d’autant plus surprenante pour moi que j’avais eu entre les mains, au printemps 1958 donc pendant la guerre de libération, le texte, qui circulait alors clandestinement, du congrès de la Soummam, dont la première phrase affirmait que l’Algérie serait un pays laïque. Nous ne sommes plus beaucoup de vivants à pouvoir témoigner de l’authenticité de cet engagement laïque de l’Algérie en lutte. D’autant plus que le mot « laïque » a été supprimé de toutes les éditions ultérieures de la déclaration de la Soummam. Il ne reste aujourd’hui plus que quelques témoins oculaires encore vivants, pour dire cette vérité. Il est donc clair que des forces politiques porteuses d’idéologies irréconciliables s’affrontèrent ouvertement dès l’indépendance, notamment autour de la place de la religion.
« Nous voyons le même phénomène se reproduire en France, et nous crions au loup, mais en vain »
Comment en est-on arrivé à la « décennie noire » en Algérie ?
Après l’indépendance, la progression de l’intégrisme fut la suivante : le tout premier maquis intégriste, coupable de sabotages de lignes électriques, de vols d’explosifs, c’était dans les années 1960 ! Qui s’en souvient encore ? Les années 1970 et 1980 ont vu s’abattre la répression sociale et policière sur les « non-observants » des règles religieuses, réelles ou fantasmées par les intégristes : tenue vestimentaire des filles (jupes trop courtes, ou trop longues, maquillage, comportement général « immodeste »… pour finir par le port du voile à l’iranienne – c’est-à-dire imperméable long beige et foulard noué sous le menton -, rebaptisé ‘le costume des étudiantes’ pour mieux le faire accepter) ; jeûne du Ramadan ; fréquentation de la mosquée ; ségrégation sexuelle dans les files d’attente ; répression aléatoire des buveurs d’alcool ; début du port de la tenue à l’afghane – pantalon au-dessus des chevilles et kamis pour les hommes ; contrôle des étudiantes à la porte de la cité universitaire d’Alger par des groupes de jeunes intégristes qui en verrouillent la porte à 18 heures, sans que les policiers en faction n’interviennent ; harcèlement des femmes seules dans la rue, tabassage public si elles osent répondre à l’homme qui les a insultées…
L’Algérie a vu quatre projets de loi sur la famille déposés par des députés intégristes, tous privant les citoyennes de tous droits individuels (y compris, dans le premier projet déposé sous Ben Bella, du droit au travail, un comble pour un pays qui se dit socialiste) et les mettant, à vie, sous la tutelle d’un « wali » [un tuteur matrimonial]. Le quatrième projet fut voté en mai 1984, malgré les manifestations de femmes et de la gauche algérienne.
Et il faut aussi parler des premiers attentats individuels dont la dimension politique passa, hors d’Algérie, quasi inaperçue. Par exemple, l’assassinat de notre poète gay Jean Sénac, en 1973, et celui d’un étudiant, Kamel Amzal, en 1982, passé par le sabre à l’intérieur des locaux universitaires – meurtre ordonné par un tribunal islamiste improvisé. Au tout début des années 1990, ce sont les journalistes, les gens de culture, les intellectuels qui ont été ciblés ; puis les filles et les femmes trop peu ou mal voilées ou exerçant des métiers « non islamiques », avant d’en venir aux enlèvements de femmes pour servir d’esclaves domestiques et sexuelles aux maquis intégristes, puis aux massacres indiscriminés de villages entiers.
Selon vous, il y a donc un parallèle avec la situation française ?
Il y a eu en Algérie, une lente progression, sur trois décennies, pour arriver à ce qui a culminé dans les années 1990 par un massacre généralisé et ce que nous avons appelé une « guerre contre les civils ». Bien des réfugiés algériens des années 1990 vous diront que nous voyons le même phénomène se reproduire en France, et crions au loup, mais en vain.
Depuis plusieurs décennies déjà se sont développés le harcèlement des femmes dans la rue, le contrôle de leur tenue – vestimentaire et comportementale – et il y a eu suffisamment de meurtres de filles ou de femmes dans les banlieues, d’attaques de journalistes ou de gens liés à la culture pour alerter l’opinion ; mais elle en a fait un phénomène des « banlieues » au lieu de voir la visée politique globale.
Les représentants des intégristes demandent des changements de lois, davantage de ségrégation hommes/femmes (hôpitaux, piscines, etc..), des changements dans le curriculum scolaire (suppression des cours d’arts graphiques et de gym ou de piscine pour les filles, de biologie évolutionniste, d’histoire). Comme en Algérie, ils s’attaquent à la fois aux moeurs et aux lois. Et nous assistons depuis quelques années à la montée des assassinats ciblés.
Bien que les situations respectives de l’Algérie et de la France ne soient pas comparables, il y a à apprendre des étapes qu’a pris l’intégrisme armé en Algérie pour tenter de s’emparer du pouvoir politique. Si l’on ne comprend pas les assassinats récents en France comme une étape de la montée de l’extrême droite musulmane, on passe à côté du problème. Les massacres du GIA [Groupe islamique armée], de l’AIS [Armée du salut islamique], du Fida [Front islamique du djihad armé] et autres ne se comprennent pas sans l’ascension politique du FIS [Front islamique du salut]. Et tout cela ne se comprend pas sans l’intégrer dans la lutte mondiale de l’extrême droite musulmane armée, qui elle-même fait partie de l’énorme avancée des extrêmes droites dans le monde, souvent camouflées en défense et promotion des droits religieux.
« Chaque pays où se développe l’extrême droite musulmane cherche à le comprendre en fonction de facteurs locaux »
En France, une partie de la gauche continue de considérer que l’islamisme est avant tout un symptôme des discriminations sociales, d’une laïcité jugée agressive, de « l’islamophobie » ou d’un « racisme d’Etat ». Comment expliquez-vous que des progressistes en Europe puissent faire le jeu des réactionnaires islamistes ?
Il faut renoncer à ce nombrilisme ethnocentriste. « L’islamisme » n’est pas un phénomène français, il est mondial. Les explications avancées pour expliquer l’intégrisme en France ne sauraient l’expliquer dans des pays comme l’Algérie, le Pakistan, le Nigeria, le Soudan, le Bangladesh, etc., où il semble difficile de parler de racisme envers les musulmans et encore moins d’islamophobie – dans des pays où les présumés musulmans forment la majorité et parfois la quasi-totalité de la population. Chaque pays où se développe l’extrême droite musulmane cherche à comprendre ce mouvement en fonction de facteurs locaux ; mais ces explications ne fonctionnent pas dans le pays voisin, qui pourtant souffre également de la montée de l’intégrisme armé.
Pour ne parler que de l’Europe, l’Allemagne ou le Royaume-Uni ne sont pas des pays laïques au sens de « séparation » où nous l’entendons : ils encouragent le communautarisme et la représentation des religions en tant que telles auprès de l’Etat. Ils lèvent les impôts religieux. Londres a même favorisé la création de tribunaux religieux, improprement dits « tribunaux charia » (il en existe actuellement plus de 300), qui rendent la justice au nom d’une tradition religieuse et dont les jugements sont automatiquement transcrits par la justice de l’Etat (sauf si l’une des parties refuse le jugement et fait appel à l’Etat, mais que vaut cette provision quand pèsent le poids de la communauté et les menaces de rétorsion pour cause de traîtrise ?), condamnant ainsi certaines catégories de citoyens – et surtout de citoyennes – à être dépourvus des droits légaux dont jouissent les autres. Au nom de la paix sociale. Ces pays sont-ils pour autant épargnés par les intégristes armés ?

En Inde, où sévit au pouvoir un intégriste hindouiste légalement élu et où la minorité musulmane est discriminée et de facto massacrée, la gauche ignore également les signes avant-coureurs de l’intégrisme musulman. Obnubilée par l’extrême droite hindouiste et refusant de cautionner son traitement des minorités – on le comprend bien ! -, la gauche indienne soutient indistinctement tous « les musulmans » ; incapable de regarder en face certaines dérives bien visibles à un oeil algérien, à commencer par l’envahissement visuel, dans les « quartiers musulmans » de la capitale du voile à la saoudienne, qui est maintenant l’étendard mondial intégriste et le voilement des toutes petites filles – quasi des bébés -, dans un pays où, traditionnellement, les femmes portaient soit des saris, soit des shalwar kurta.
Il en est de même dans les Balkans, où j’ai vu monter, en particulier en Bosnie et à Sarajevo, avec les organisations de l’extrême droite musulmane, des modes de vie et vestimentaires en provenance directe du Moyen-Orient, inconnus localement. Et mentionnons en passant l’introduction dans l’enclave « musulmane » de Sandjak, en Serbie, non seulement du voile à la saoudienne, mais aussi de la polygamie et de l’excision des femmes, une coutume préislamique géographiquement localisée dans la sphère d’influence de l’Egypte pharaonique, comme on le sait, mais promue dans le monde entier par les prêcheurs musulmans intégristes depuis environ quarante ans. Pour les progressistes serbes ou croates qui ont été à la pointe de la défense des « musulmans » pendant les guerres des années 1990 en Bosnie et au Kosovo, il est difficile de dénoncer l’avancée de l’extrême droite musulmane sans paraître se rallier aux thèses racistes de leurs gouvernements.
On peut donc comprendre comment la gauche française fonctionne, coincée qu’elle est dans la notion d’ennemi principal et d’ennemi secondaire. Sauf que, comme le disait Daniel Bensaïd, trop occupés à combattre « l’ennemi principal », ils ne voient pas arriver « l’ennemi secondaire », qui s’avance pourtant bien en face et est celui qui va les exterminer.
« La France n’est pas un pays raciste, elle n’a voté aucune loi discriminatoire, que je sache, depuis Pétain »
Mais n’y a-t-il pas des discriminations contre les musulmans en France ?
Le fait qu’une minorité soit discriminée implique qu’on doive défendre ses droits humains fondamentaux, mais pas qu’on ignore son projet politique ni qu’on soutienne son idéologie d’extrême droite. Les membres progressistes et laïques de ces minorités apprécieraient de ne plus être livrés à leurs bourreaux, pieds et poings liés, par ceux-là mêmes qui devraient être leurs alliés naturels… La France n’est pas un pays raciste, elle n’a voté aucune loi discriminatoire, que je sache, depuis Pétain. Mais le galop de l’extrême droite raciste vers le pouvoir n’est pas fait pour nous rassurer quant à l’avenir.
Certes, il y a indéniablement du racisme, de la xénophobie, en France, des discriminations au niveau du logement, de l’emploi, qui sont statistiquement démontrées. Ce sont des problèmes sérieux qui méritent toute l’attention de la gauche et devraient être une priorité. Ne serait-ce que, cyniquement, parce que l’extrême droite musulmane (tout comme l’extrême droite classique raciste française) se sert de ces situations discriminatoires pour mobiliser les mécontents à son profit.
Sans méconnaître ou minimiser ces réalités, je juge méprisant et profondément raciste de considérer a priori que les émigrés de pays dits « musulmans » ou leurs descendants vont forcément donner une réponse d’extrême droite à une situation d’oppression ou de discrimination. Pourquoi ne donneraient-ils pas une réponse révolutionnaire ? Est-ce que la gauche française trouve « normal », et donc justifié, que les classes défavorisées se tournent vers les partis d’extrême droite ? Pourquoi le serait-ce davantage pour nous ?

Nous assistons, sur le plan mondial, à une croissante rapide et à des prises de pouvoir des extrêmes droites, dont un nombre important utilise les religions dominantes dans leurs contextes comme levier mobilisateur (pour n’en citer que quelques-unes : Brésil et Pologne, diverses formes de christianisme ; Inde, hindouisme ; Myanmar et Sri Lanka, bouddhisme, etc.). L’extrême droite musulmane est notre forme particulière d’extrême droite, à la différence que c’est actuellement la seule à opérer transnationalement, ce qui est un développement relativement récent – quelques décennies.
Il est particulièrement navrant qu’une partie de la gauche, de l’extrême gauche, et la direction politique des organisations internationales de droits humains s’enferrent dans un choix politique qu’en aucun cas elles n’oseraient revendiquer si une autre religion était en cause. Pouvez-vous imaginer une seconde que des supposés « fous de Dieu », catholiques ou juifs, par exemple, se lancent dans une revendication armée pour imposer à tous leurs normes supposément religieuses en divers points du globe et que les organisations de droits humains ou la gauche les justifient en tant que victimes opprimées ?
Mais, pour nous, ce phénomène de date pas de ces dernières années. Pendant les années 1990, nous sommes tombés de haut en voyant que ceux qui tentaient de nous exterminer au nom de leur idéologie étaient accueillis par les organisations de droits humains en France, en Europe et aux Etats-Unis en tant que victimes persécutées par l’Etat algérien. Rappelons pour mémoire qu’Amnesty International a expulsé de son sein les trois membres fondateurs de son antenne algérienne, en réponse à une très touchante lettre adressée personnellement à Pierre Sané, alors dirigeant de l’organisation, pour lui demander que les rapports de l’ONG sur l’Algérie reflètent l’ensemble des violations des droits humains commis, et non pas les seuls crimes de l’Etat.
Amnesty International a renvoyé de son poste Gita Sahgal, qui dirigeait au QG de Londres l’unité de genre de l’association, lorsqu’elle a rendu public son désaccord avec la politique de l’ONG, qui présentait des dirigeants de l’intégrisme armé comme des défenseurs des droits humains. Je peux aussi témoigner de mes innombrables démarches au cours des années 1990, auprès d’Amnesty International, de Human Rights Watch, du Lawyers Collective et du Center For Constitutional Rights, seule ou accompagnée de militantes algériennes, pour persuader ces organisations de témoigner honnêtement des crimes perpétrés par les intégristes armés contre la population algérienne. La proportion de pages dédiées dans leurs rapports aux crimes perpétrés par les intégristes armés contre les violations des droits par l’Etat était de 1 à 20.
Pour les organisations de droits humains comme pour la gauche, le seul ennemi, c’est l’Etat ; et « le peuple » est toujours la victime. Aurait-il toujours raison, même quand il porte au pouvoir des Hitler ? Pourtant, c’est bien le peuple, indistinctement, qui était attaqué en Algérie dans la deuxième moitié des années 1990. Et dans ce peuple, il y avait tous ces progressistes qui tentaient d’échapper au massacre mais se voyaient refuser des visas vers la France, alors que leurs bourreaux avaient pignon sur rue dans les capitales européennes et nord-américaines, avec l’aide active d’organisations de droits humains qui les présentaient comme des victimes de la « dictature » algérienne.
Après la décapitation de Samuel Paty, plusieurs personnalités politiques, de Justin Trudeau à Bruno Retailleau, ont appelé au « respect » des croyances. Menacée de mort, la lycéenne Mila a, elle aussi, été critiquée par de nombreuses personnes pour ses propos jugés »irrespectueux » envers les religions, et notamment l’islam…
Sur le principe, je ne crois pas que toutes les idées soient également respectables et, encore moins, comme le veut la doxa des droits humains, que toutes les idées et les croyances doivent être mises sur le même pied. Par exemple, je ne me crois pas tenue de respecter les idées de Hitler sur la race supérieure et son droit subséquent à exterminer les races inférieures. Et je suis bien désolée qu’il y ait des gens sur Terre pour prétendre que je le devrais, plus encore, au nom des droits humains et du respect de toutes les idées. Fort heureusement, la notion de « hate speech », ou discours haineux, a été incorporée au corpus des droits humains pour limiter cette histoire de respect.
Mais votre question telle qu’elle est formulée véhicule une déviation du concept de laïcité : en droit français et sous le régime de la laïcité, les idées ne sont pas respectables, ce sont les personnes qui professent ces idées qui le sont – une distinction capitale ! Il n’est pas étonnant que des dirigeants ou des hommes politiques, y compris français, se fourvoient, car c’est la définition anglo-saxonne de la laïcité – en tant que « respect égal par l’Etat de toutes les croyances » et non pas « séparation du politique et du religieux », qui est la définition originale française du concept de laïcité – qui est petit à petit adoptée par les institutions de l’Union européenne. Celle-ci exerce sur la France une pression phénoménale pour qu’elle se range à la version britannique, dévoyée (mais nul ne saurait s’en étonner dans un pays où la reine est aussi le chef de l’Eglise anglicane) de la laïcité, comme en témoignent les nombreuses condamnations de la France par les instances européennes de droits humains.
« Dans les pays musulmans, il y a eu aussi de nombreux soutiens à la laïcité française »
Vous établissez depuis longtemps un lien entre fascisme et islamisme, thèse qui a été reprise par des essayistes athées de culture musulmane, comme Zineb El Rhazoui ou Hamed Abdel-Samad. Mais est-il pertinent de comparer une idéologie religieuse à un nationalisme autoritaire centré sur un leader charismatique ?
Je n’établis pas, précisons-le, d’équivalence entre islam et fascisme, chose que font, malheureusement, certains jeunes athées ayant eu à souffrir de notre extrême droite religieuse. J’évite d’utiliser le terme « islamisme » parce que, d’une part, il prête à confusion (islam, islamique, islamiste…, c’est beaucoup demander aux Français de s’y reconnaître entre ces concepts dont nous tentons en vain d’établir la différence depuis plusieurs décennies) et que, par ailleurs, il ne s’agit pas d’un mouvement religieux mais d’un mouvement politique visant à s’emparer du pouvoir politique. Il me paraît donc très important de situer politiquement à l’extrême droite les mouvements se réclamant aujourd’hui de l’islam intégriste.

Je compare en effet depuis longtemps des caractéristiques qui me paraissent comparables : la mythification de la race supérieure aryenne / de la religion supérieure (l’islam), basée sur un passé glorieux ; la Rome ancienne / l’âge d’or de l’islam. Une supériorité qui donne le droit et le devoir d’éliminer les « Untermenschen », sous-humains qui incluent dans les deux cas les juifs, les communistes et y ajoutent, dans notre cas, les « kuffar » [mécréants]. Je compare aussi la place assignée aux femmes dans l’idéologie nazie : à la cuisine, auprès du berceau et à l’église – que ne renieraient pas les intégristes musulmans.
Cela dit, je me réjouis de l’existence publique de jeunes athées de culture musulmane et les soutiens de mon mieux, tout en m’efforçant de les convaincre que « l’islam » est une idéologie et que, en tant que tel, il ne « parle » pas – « le concept de chien n’aboie pas », dit Aristote. Seuls « les musulmans », personnes de chair, s’expriment. Il est vain de combattre le Coran, dans lequel, comme dans la Bible, on peut trouver tout et son contraire – le Dieu de miséricorde et d’amour et le Dieu de guerre et de colère. C’est citation de versets ou de hadiths contre citation d’autres versets ou hadiths. L’islam ne dit que ce que les croyants et les politiques qui l’instrumentalisent veulent lui faire dire. Dans un sens ou dans un autre, comme le montrent les nombreuses persécutions des interprètes progressistes du Coran.
Qu’avez-vous pensé des réactions hostiles dans de nombreux pays musulmans, mais aussi dans la presse anglo-saxonne, à la laïcité française défendue par Emmanuel Macron ? Faisons-nous fausse route avec notre modèle républicain ?
Certainement pas ! Mais il faut comprendre que nous ne parlons pas la même langue, en ce sens que nous n’avons pas la même définition de la laïcité. C’est un dialogue de sourds : vous, Français, parlez de séparation entre l’Eglise et l’Etat, les Anglo-Saxons et leurs ex-colonies, eux, parlent de tolérance égale par l’Etat des diverses religions… Quant aux réactions hostiles dans de nombreux pays dits musulmans, elles existent certes, mais il serait prudent de ne pas l’imputer à leur religion supposée, mais plutôt de voir quelles forces politiques représentent ces gouvernements et quelle instrumentalisation politique ils font de l’islam pour se maintenir au pouvoir. Il y a eu aussi de nombreux soutiens à la laïcité émanant de groupes citoyens et de dirigeants politiques. On en parle peu dans la presse française. Je vous renvoie notamment à la récente déclaration de « musulmans » indiens laïques.
En écrivant ces mots, on ne peut pas ne pas voir que c’est là que le bât blesse : partout dans le monde, on estampille « musulmans », comme si c’était une nationalité, les gens nés et élevés dans un pays ou une communauté dite musulmane. On leur dénie de fait toute liberté de conscience. C’est exactement ce que fait Daech en qualifiant uniformément les Occidentaux de « chrétiens » ou de « croisés », alors même que l’incroyance a gagné du terrain partout dans ces régions du monde. Les « musulmans » sont vus comme un bloc homogène, quand ils ne sont pas carrément confondus avec les intégristes armés, dont ils sont pourtant les premières victimes, puisque ces mouvements d’extrême droite sévissent d’abord et avant tout dans nos pays. La première stratégie de la gauche française serait d’identifier ses alliés potentiels parmi la gauche anti-intégriste des pays dits musulmans, et non pas de se commettre avec notre extrême droite.
« Se dressent maintenant des jeunes prêts à mourir pour avoir le droit de se déclarer athées ou apostats »
Il y a bientôt cinq ans, les agressions de Cologne divisèrent profondément les féministes. A l’époque, vous aviez fustigé la réaction d’une partie d’entre elles, qui, selon vous, ont préféré sacrifier le droit des femmes à la défense des « étrangers présumés musulmans en tant que victimes potentielles du racisme », afin de préserver « la paix sociale ». Depuis, les féministes universalistes ont-elles, selon vous, regagné du terrain ?
Non, en France, nous en avons encore perdu. Pour les raisons exposées précédemment, c’est la pensée décoloniale et communautariste qui gagne du terrain. En allant parler cet été dans un lieu éloigné de tout, dans la France profonde, j’ai compris que des jeunes y étaient contaminés par ce courant que je croyais limité à l’intelligentsia parisienne émulée par le courant universitaire nord-américain du relativisme culturel. Que cela aille plus loin fait vraiment froid dans le dos.
Nous perdons du terrain depuis des décennies et je crains qu’on n’arrive plus à éviter un affrontement direct entre extrême droite raciste classique et nouvelle extrême droite intégriste musulmane : un affrontement le plus sanglant possible, comme elles le souhaitent toutes les deux, pour mieux recruter et mobiliser leurs troupes. Faute de faire une analyse politique des forces en présence, les égarements d’une partie de la gauche et de l’extrême gauche contribuent à miner l’avenir.
Je suis tout à fait consciente que l’universalisme a maintes fois été dévoyé en confondant Occident et universel, c’est-à-dire en faisant des normes sociétales propres à l’Europe l’étalon de l’universel. Tout comme est actuellement dévoyée la laïcité, perversement revendiquée par l’extrême droite raciste pour mieux s’attaquer aux « musulmans ». C’est à nous de continuer à réclamer des droits humains universels qui ne soient pas pervertis par l’ethnocentrisme du dominant. L’alternative, c’est la montée générale, mondiale, des extrêmes droites à laquelle nous assistons actuellement – version intégrisme musulman inclue. Et le communautarisme universalisé.
Je ne le suis qu’à long terme, parce que je crois fermement que tant qu’il y a des esclaves, il y a des révoltes d’esclaves, et donc que les jeunes Algériens finiront par apprendre, dans la solitude et les difficultés – puisque nous n’avons pas réussi à transmettre -, comment livrer bataille et quelle bataille livrer. Ceux de ma génération sont trop souvent englués dans les vieux carcans des politiques politiciennes, mais je vois beaucoup d’initiatives parmi les très jeunes gens, et des revendications de laïcité.
C’est vrai en Algérie, mais c’est également vrai au Pakistan, en Afghanistan, au Moyen-Orient et dans bien d’autres pays dits musulmans. Il y a des témoignages photographiques de manifestations où des groupes de femmes en Asie du Sud portent des pancartes réclamant des lois laïques. Et il suffit de consulter Internet pour voir qu’existent partout des organisations réclamant des Etats laïques. Se dressent maintenant des jeunes prêts à mourir pour avoir le droit de se déclarer athées ou apostats, comme en témoigne le mouvement des ex-musulmans, qui se répand comme une traînée de poudre dans nos pays.
En Algérie, au Maroc, il y a des jeunes qui s’installent dans des lieux publics pour déjeuner pendant le Ramadan, pour affirmer qu’ils devraient avoir légalement le droit de le faire. Ils sont traînés au poste de police puis en justice, et sont parfois incarcérés pendant des années, au mépris de la loi algérienne, qui les boucle pour trouble à l’ordre public, puisque théoriquement elle reconnaît la liberté de conscience. Mais il faut aussi savoir que des croyants se tiennent à leurs côtés, proclamant sur leurs pancartes : « Je suis musulman mais je soutiens leurs revendications et je me bats pour leurs droits ». Quelle plus claire définition d’un esprit laïque ?
Les récents développements de la contestation contre le gouvernement algérien donnent également de l’espoir : en ces temps de Hirak, qui, pendant de longs mois, a réuni tout le peuple dans la rue contre ce que représentait, en termes de classe, le gouvernement de Bouteflika, le mouvement « tous ensemble » a bien profité aux intégristes cachés en son sein qui osent maintenant apparaître au grand jour et s’assurer, seuls parmi les hirakistes, une part à la table du festin du nouveau gouvernement. C’est un éclaircissement politique qui ne peut qu’être favorable. La plupart de mes camarades étaient dans un déni total de la présence de l’extrême droite intégriste dans le Hirak, la déclarant alternativement marginale ou éradiquée. Elle était pourtant bien visible dans certains slogans et dans l’attaque physique du carré féministe. Ejectée des manifestations du centre d’Alger, elle a réapparu dans ses banlieues, très ouvertement, avec des marches séparées et clairement « islamistes ».
Source :
https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/marieme-helie-lucas-les-attentats-une-etape-de-la-montee-de-l-extreme-droite-musulmane_2138760.html

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1 Comment

  1. limone dit :

    avec sa tête de gauchiste mal baiser
    c’est prévisible

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