Vatican : l’heure de vérité sur les silences de Pie XII
VIDÉO. Le 2 mars, l’Église ouvre ses archives sur ce pape et son rôle dans la Shoah. Henri Tincq dresse le portrait de ce prélat controversé.
Par Henri Tincq
Le pape Pie XII a été élu le 2 mars 1939, jour de ses 63 ans. Et pour ce double anniversaire, le pape François, son lointain successeur, réserve un cadeau à tous les historiens spécialistes du Vatican et de la Seconde Guerre mondiale : l’ouverture, à partir du 2 mars 2020, des archives du pontificat de Pie XII, aussi long (1939-1958) qu’éprouvé et contesté. Au-delà des caricatures, l’heure de vérité approche sur ce pape loué à sa mort, y compris en Israël et dans les milieux juifs, mais accusé depuis les années 1960 d’avoir gardé le silence sur le génocide des Juifs. En 1963, la pièce Le Vicaire du dramaturge Rolf Hochhuth et les révélations de Saul Friedländer, l’historien autrichien de la Shoah et du nazisme, ont donné lieu à des controverses sur le rôle de Pie XII pendant la guerre qui peut-être trouveront dans les archives leur épilogue.
Dans le film Amen (2002), de Costa-Gavras, inspiré de la pièce d’Hochhuth, Pie XII se tient debout derrière les fenêtres du Vatican et il serre les poings. Ce 16 octobre 1943, il assiste à la rafle des Juifs de Rome. C’est un affront personnel – Rome est sa ville – et il ne peut cacher la rage impuissante de l’homme qui, jusqu’au bout, a cru aux vertus de la diplomatie secrète et qui médite son échec personnel. C’est sous ces mêmes fenêtres que, le 2 mars 1876, était né Eugenio Pacelli, dont le père, Filipo, est avocat à la Rote romaine. Le futur Pie XII est un brillant sujet, polyglotte, juriste et diplomate de formation, mais un homme de foi à l’ancienne. Pour lui, les dogmes et la tradition catholique ne se discutent pas. Seul compte l’intérêt de l’Église romaine. Il aura toujours pour premier réflexe de privilégier la réputation du Saint-Siège.
Promis à un grand avenir à la Curie, le jeune Pacelli est nommé, en 1917, en pleine guerre, nonce à Munich, puis trois ans plus tard à Berlin, par le pape alors en exercice, Benoît XV, que les Français brocardent, en pleine guerre, pour ses positions pacifistes, sous le nom de « pape boche ». Pour lui, l’Allemagne devient une passion dans tous les sens du terme. Il est le témoin accablé du traumatisme qui suit la défaite de 1918, le « diktat » de Versailles et les réparations imposées à l’Allemagne ; de l’insurrection « spartakiste » de janvier 1919 à Berlin ; du putsch d’extrême droite à Munich en mars 1920 ; de la gigantesque inflation des années 1920-1923 ; de la montée du parti national-socialiste et de l’instabilité mortelle de la République de Weimar.
Le souvenir de cette descente aux enfers ne quittera jamais le futur Pie XII. Le nonce Pacelli se fixe pour mission de sauver les siens en Allemagne – 23 millions de catholiques, soit plus d’un tiers de la population – dans un pays qui va à la dérive. Il s’ingère dans les affaires du parti catholique Zentrumqui rejette l’alliance avec les socialistes et votera, en 1933, les pleins pouvoirs à Hitler. Son obsession est de signer des « concordats » : avec la Bavière en 1925, avec l’État libre de Prusse en 1929. Fort de ces résultats, il rentre à Rome, en 1930, appelé par Pie XI au poste de secrétaire d’État, le grade le plus élevé, après celui de pape, dans la hiérarchie vaticane.
Pacelli gardera un amour immodéré de l’Allemagne et une peur paralysante du bolchevisme qui l’aveugle sur la monstruosité du régime nazi. C’est lui qui, à Rome, mène les négociations qui aboutissent à un nouveau concordat, en 1933, avec le régime nazi. Un pacte avec le diable, écrira-t-on par la suite. Il s’en défendra après-guerre : « L’Église n’a approuvé de quelque façon que ce soit la doctrine du national-socialisme. Mais le concordat procura quelques avantages ou, du moins, empêcha de grands maux. » Le pape Pacelli sera toujours hanté par ce souci du « moindre mal ».
Alors que la guerre menace à nouveau, le pape Pie XI publie en allemand, en 1937, la célèbre encyclique Mit brennender Sorge (« Avec une brûlante inquiétude »), qui est une condamnation formelle du nationalisme et du culte racial. Elle a été rédigée de la main même du secrétaire d’État Pacelli, en raison de sa connaissance de l’Allemagne et en collaboration avec les évêques de ce pays. Lue en chaire dans toutes les églises d’Allemagne, elle soulève un tollé parmi les responsables nazis. Mais, comme par un effet de balancier, suit au Vatican, une semaine plus tard, la condamnation du « communisme intrinsèquement pervers » dans une deuxième encyclique, Divini Redemptoris (« Du divin rédempteur »), plus violente et explicite que la première.
Le secrétaire d’État Pacelli se comporte alors en fidèle exécutant. Le pape Pie XI, dans les derniers mois de sa vie, commande la rédaction d’une troisième encyclique dans laquelle il entend condamner clairement le racisme et l’antisémitisme, marquer une rupture cinglante avec le IIIe Reich et appeler les catholiques à protéger les Juifs. Mais cette encyclique, qui aurait pu changer le cours de l’histoire, restera inachevée. En pleine tempête mondiale, Pie XI meurt le 10 février 1939 et son successeur, Eugenio Pacelli, devenu pape Pie XII, décide, sitôt élu, de mettre de côté cette ébauche d’encyclique et entreprend de rétablir des relations plus amicales avec le régime allemand. On n’y reviendra plus.
Rares sont, à l’époque, les voix, dans l’Église allemande, qui dénoncent l’antisémitisme du régime hitlérien. Seuls se distinguent ici August von Galen, évêque de Münster, puis Michael Faulhaber, archevêque de Munich, et Konrad von Preysing, évêque de Berlin. De son côté, l’Église « confessante » allemande regroupe les protestants opposés au régime, dont les plus célèbres seront les pasteurs Martin Niemöller et Dietrich Bonhoeffer, ce célèbre théologien fusillé au camp de concentration de Flossenbürg en 1945. De son côté, le Vatican se borne à lutter, par l’intermédiaire de ses nonces, contre les lois raciales qui se multiplient en Italie, en Allemagne, dans les pays satellites comme la Hongrie, la Slovaquie ou la France de Vichy. Ces pressions, réelles, comme celles de Cesare Orsenigo, nonce à Berlin, n’impressionnent pas les autorités allemandes.
Mais à partir de 1942, la tragédie prend une autre ampleur. Pie XII est très tôt informé de déportations massives de juifs. Le 9 mars 1942, quelques semaines seulement après la conférence de Wannsee qui adopte la « solution finale », le chargé d’affaires du Vatican en Slovaquie, Mgr Burzio, révèle à Rome la déportation de 80 000 Juifs promis « à une mort certaine ». En juillet, un autre visiteur apostolique en Croatie (alors sous gouvernement oustachi) apprend d’un chef de la police locale que deux millions de juifs sont morts déportés et il transmet ses informations au Vatican qui ne réagit pas.
Du Congrès juif mondial à New York, l’avocat Gerhart Riegner, futur secrétaire général, envoie en mars 1942 au pape, comme à toutes les chancelleries, son fameux « télégramme » : « Reçu rapport alarmant faisant état qu’au quartier général du Führer est discuté un plan selon lequel tous les juifs des pays occupés ou contrôlés par l’Allemagne devraient, après déportation et concentration dans l’Est, être exterminés d’un coup, afin de résoudre, une fois pour toutes, la question juive en Europe. » Le 9 décembre, un document plus détaillé parvient au Vatican par le biais de la nonciature de Berlin, faisant état de « ghettos et d’immenses camps de concentration ».
Le gouvernement polonais en exil à Londres n’est pas non plus avare d’informations et le secrétaire d’État de Pie XII, le cardinal Luigi Maglione, peut rédiger cette note en mai 1943 : « Juifs, situation épouvantable. En Pologne, ils étaient avant-guerre 4 500 000. Il n’en reste que 100 000. À Varsovie, on a formé un ghetto qui en contenait 650 000 environ. Il y en aurait aujourd’hui 20 000 à 25 000. » Lui aussi emploie l’expression de « camps spéciaux de la mort », ajoutant : « On raconte qu’ils sont enfermés par centaines dans des chambres où ils finiraient par l’action des gaz. » Comme tous les gouvernements alliés, le Vatican hésite à croire ces informations.
Pie XII ne rompra le silence qu’à trois reprises. Quand, dans son message de Noël 1940, il se félicite d’avoir pu « consoler, par l’aide morale et spirituelle ou par l’obole de nos subsides, un nombre immense de réfugiés, d’expatriés, d’émigrants, spécialement parmi les Non-Aryens ». Puis dans son radio-message au monde de Noël 1942, quand il évoque – sans prononcer une seule fois le mot juif – « les centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, pour le seul fait de leur nationalité ou de leur origine ethnique, sont voués à la mort ou à une progressive extinction ». Enfin, le 2 juin 1943, dans une allocution au Sacré Collège des cardinaux, quand il vole au secours des victimes de discriminations, « livrées, même sans faute de leur part, à des mesures d’extermination ».
C’est peu, et c’est tout. Le pape s’en tient à des formulations générales et à des appels incantatoires à la paix. Il se trouve face à un cas de conscience tragique : devenue publique, sa protestation contre l’Allemagne nazie risquerait d’entraîner des représailles, notamment dans les églises catholiques d’Allemagne, de Pologne et chez les Juifs convertis. Il y a un précédent : en juillet 1942, après la publication d’une lettre pastorale de l’épiscopat hollandais, des rafles de Juifs ont semé l’effroi dans tout le pays. Juive convertie devenue carmélite, la philosophe Edith Stein est arrêtée avec sa sœur dans son couvent d’Echt, déportée et gazée à Auschwitz. Elle sera canonisée par Jean-Paul II en l’an 2000.
Dans son allocution de 1943 aux cardinaux, Pie XII livre ses états d’âme : « Toute parole de notre part, toute allusion publique devrait être sérieusement pesée et mesurée, dans l’intérêt même de ceux qui souffrent, pour ne pas rendre leur situation encore plus grave et insupportable. » À chaque démarche des puissances alliées qui le pressent de parler, Pie XII répond invariablement que les condamnations portées sur les procédés nazis désignent assez leurs auteurs. Est-il convaincu de l’utilité de ses protestations publiques ? Il écrit en 1943 à son ami évêque de Würzburg : « Là où le pape voudrait crier haut et fort, c’est l’expectative et le silence qui lui sont imposés. »
Pie XII cherche à concilier tous les impératifs. S’il refuse de condamner explicitement les crimes nazis, il n’est pas vrai de dire qu’il ferme purement et simplement les yeux. En octobre 1943, lors des rafles de Rome, il convoque Ernst von Weizsäcker, l’ambassadeur allemand, qui télégraphiera à Berlin que « le pape ne s’est pas laissé pousser à une déploration des juifs de Rome. Il a tout fait pour ne pas rendre difficiles les relations avec les autorités allemandes ». De ce télégramme, on tirera des conclusions sur l’insensibilité de Pie XII à la souffrance juive. Mais pour Jacques Nobécourt, historien de l’Italie et de la papauté, le pape n’a convoqué l’ambassadeur allemand que pour éviter de devoir protester publiquement, et sa discrétion fut efficace. La rafle sera suspendue et 4 000 Juifs de Rome trouveront asile dans des couvents et collèges catholiques.
Cette affaire démontre la méthode Pacelli. Jusqu’à la fin de la guerre, ses interventions ne manquent pas, mais elles passent toutes par le canal des chancelleries et des églises locales. Le monde avait besoin d’un prophète, mais c’est un diplomate qui a été élu à la tête de l’Église. Pie XII avait pour principe de ne couper aucun pont avec personne. Peut-on lui en faire grief ? Après guerre, dans les milieux juifs, des témoignages de personnes célèbres – Golda Meir, Albert Einstein, l’historien Pinchas Lapide – attesteront que cette stratégie d’interventions individuelles et discrètes ainsi que la mise en œuvre des réseaux d’assistance de l’Église étaient la seule solution possible et qu’elles ont permis de sauver des milliers de juifs.
Mais dans le même temps, des réseaux de catholiques intégristes vont s’employer à protéger la fuite de criminels de guerre nazis, en Amérique latine ou aux États-Unis. Leur principal chef d’orchestre est un prélat autrichien proche des nazis, Alois Hudal, dont le nom apparaît dans un rapport américain de 1947 qui dénonce la Ratsline (la filière des rats) ! Pour le Vatican, Mgr Hudal, qui sera sanctionné en 1952 par Pie XII, n’a jamais agi que de son propre chef, sans aval de sa hiérarchie. Mais cette équivoque-là n’a jamais été définitivement levée. Peut-être le sera-t-elle demain avec la bénéfique ouverture des archives de ce pontificat de Pie XII tant décrié.
Source :
Henri Tincq, né le 2 novembre 1945, est un journaliste et vaticaniste français.
Spécialiste des informations religieuses du journal Le Monde de 1985 à 2008, après avoir travaillé au journal La Croix, il contribue désormais régulièrement au magazine en ligne francophone Slate.
À la suite de l’élection du pape Benoît XVI au conclave de 2005, Henri Tincq établit une « liste d’objectifs » qui constitue en somme un résumé de ses conceptions, celle d’une idéologie catholique dite « progressiste » ou « conciliaire », car généralement opposée au mouvement intégriste3 auquel il estime notamment que Benoît XVI avait fait trop de concessions. Il a parfois regretté que ce Souverain Pontife maintienne certaines des positions traditionnelles de l’Église en matière de morale4.
Il s’est réjoui que Benoit XVI organise une seconde rencontre des grandes religions à Assise et a estimé que le dialogue interreligieux se heurte surtout à l’intégrisme et au scepticisme5. Il se demande s’il faut avoir peur de l’arrivée au pouvoir des islamistes en Afrique du Nord. Il s’inquiète du sort des chrétiens égyptiens. Il a salué la « leçon de politique de Benoit XVI » c’est-à-dire le discours du Pape devant les parlementaires allemands du Bundestag.
D’un côté, il est attaché au rapprochement avec les protestants ; de l’autre, il semble être hostile à une réconciliation avec les orthodoxes
Il a par ailleurs décrit l’affaire des caricatures de Mahomet comme un « choc des ignorances »
Auteur du Larousse des religions, Henri Tincq s’est intéressé à l’histoire des papes.
« Il se demande s’il faut avoir peur de l’arrivée au pouvoir des islamistes en Afrique du Nord »
moi je me demande comment peut-on se poser cette question …
La peur du communisme l’a poussé à sacrifier le peuple Juif, sans compter sa lâcheté et sa haine du » peuple deicide ». L’ église catholique a si souvent été mal inspirée dans l’Histoire avec son frère aîné ! P12 n’était pas un mensch.