«Un Juif pour l’exemple», un meurtre antisémite, du roman à l’écran
Arthur Bloch (né en 1882 à Aarberg et mort le 16 avril 1942 à Payerne) était un marchand de bétail suisse de confession juive assassiné par un groupe de Payernois sous l’influence du frontisme5.
Pour ce crime, le tribunal de Payerne condamna le 20 février 1943 Fernand Ischi, Robert Marmier et Fritz Joss à la prison à vie, Georges Ballotte à 20 ans et Max Marmier à 15 ans. L’instigateur du crime, l’ancien pasteur de l’Église nationale vaudoise7 Philippe Lugrin, arrêté en 1945 par les Américains en Allemagne, fut rapatrié et condamné en 1947 à 20 ans de réclusion pour instigation au meurtre.
Jacob Berger réinvente le livre que Jacques Chessex a consacré au crime nazi de Payerne dans un film bref et poignant qui fait l’ouverture du Festival du film de Locarno
C’est une tache indélébile sur la conscience de la Suisse. Le 16 avril 1942, à Payerne, une clique d’abrutis ruraux acquis aux thèses hitlériennes tend un guet-apens à Arthur Bloch, un marchand de bétail de 60 ans. Sous prétexte de lui vendre une bête, ils l’attirent dans une grange et l’assassinent. Son corps est dépecé, enfilé dans des boilles à lait immergées dans le lac de Neuchâtel
En 1977, Jacques Pilet mène l’enquête. Il en résulte un Temps présent réalisé par Yvan Dalain et un livre, Le Crime nazi de Payerne. En 2009, Jacques Chessex, né en 1934 à Payerne, revient sur ce meurtre qui a marqué son enfance et qu’il évoque déjà dans Le Portrait des Vaudois (1969). A la rigueur journalistique, il substitue le souffle de la poésie. Un Juif pour l’exemple tient de la conjuration incantatoire et dresse un réquisitoire contre l’esprit de clocher. L’écrivain stigmatise Payerne, «capitale confite dans la vanité et le saindoux», habitée de «gros lards mangeurs de cochons et protestants», vivant «dans l’implicite, le ricanement, l’insinué».
Un Juif pour l’exemple fait scandale et intéresse le cinéma. Jacques Chessex approche Lionel Baier, qui estime le livre inadaptable. Ils se rencontrent toutefois à quelques reprises. Après le décès de l’écrivain, en octobre 2009, le cinéaste travaille sur un scénario croisant l’assassinat et la vie de l’auteur, achoppe sur la difficulté de passer du «nous» au «ils» à l’écran. Accaparé par Les Grandes Ondes (à l’Ouest), il passe la main et suggère que le projet soit repris par Jacob Berger. Ce réalisateur extrêmement actif (reportages, séries télé) n’a réalisé que trois films d’auteur, Les Anges (1989), Aime ton père (2002) qui réunit les Depardieu, Gérard et Guillaume, et 1 Journée (2007). Avec Un Juif pour l’exemple, il signe un film bref et percutant, modèle d’adaptation cinématographique.
Discours haineux
Le roman exprime les frémissements du printemps dans la Broye. Le film s’enracine au creux d’un hiver qui semble perpétuel. Trois soldats qui mettent en déroute une poignée de Juifs tentant de passer la frontière résument le climat de 1942. Une vache crevée qu’on enterre, un cochon qu’on éviscère, un chant nazi qui s’échappe du garage nazi traduisent une phrase comme «Dans ces campagnes reculées la détestation du Juif a un goût de terre âcrement remâchée, fouillée, rabâchée avec le sang luisant des porcs…».
En quelques scènes, Jacob Berger présente les protagonistes. Le petit Jacques, 8 ans, qui s’étonne que les Juifs chez qui sa famille déjeune soient si normaux, si semblables aux autres. Arthur Bloch (l’immense Bruno Ganz), le marchand de bétail juif venu de Berne. Et ses assassins: le gauleiter Fernand Ischi, garagiste de son état, et son apprenti Georges Ballotte, ainsi que les frères Marmier, et Friz Joss, leur valet de ferme. Cinq bras cassés, cinq minables galvanisés par les discours haineux du pasteur Lugrin et désireux d’offrir à Hitler un Juif mort pour «cadeau d’anniversaire».
Chessex hante le passé
Effroyable, innommable, l’équarrissage d’Arthur Bloch est montré dans son implacable brutalité mais avec un sens du cadrage et de l’ellipse remarquablement contrôlés, s’achevant sur une touche allégorique. Un Juif pour l’exemple n’est en aucun cas un film historique empesé de morale. Il relève plutôt de l’art & essai. L’immeuble moderne apparaissant derrière le garage d’Ischi surprend. On s’habitue rapidement aux voitures et aux uniformes contemporains, rappelant que le passé ne meurt pas. Jacob Berger met en scène l’écrivain et ses fantasmes, tour à tour gamin voyeur épiant la jarretelle de Mme Bloch, troublé par les femmes fouettées, un motif chessexien récurrent (Judas le transparent, La Trinité), et vieil homme au soir de sa vie.
On le découvre muet dans les locaux de la Radio, comme dépossédé de la parole par tous les glosateurs qui s’acharnent sur son texte. On le voit mourir en public, blessé par l’agression verbale d’un ultime contradicteur. Tel un fantôme, il hante le passé comme le passé le hantait, observe la mare de sang dans la grange, regarde dans les yeux Ischi qu’on arrête. Il est aux Brandons quand la foule en liesse tire un char portant des boilles sanglantes siglées «Ci-gît Chessex». André Wilms incarne l’écrivain. Sans ressembler à la figure familière des ruelles de la Cité, à Lausanne, il impose une vraisemblance gestuelle et morale.
Un Juif pour l’exemple se conclut sur une touche documentaire: la tombe d’Arthur Bloch sur laquelle sa femme a fait graver «Gott weiss warum» («Dieu sait pourquoi») et des images d’archives montrant un joyeux rassemblement de nazis sur la place fédérale.
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Un Juif pour l’exemple, de Jacob Berger (Suisse, 2016), avec Bruno Ganz, André Wilms, Aurélien Patouillard, Elina Löwensohn, 1h12.
Locarno, Auditorium FEVI, me 6, 16h.
Source :
http://www.letemps.ch/culture/2016/08/03/un-juif-lexemple-un-meurtre-antisemite-roman-lecran
La Suisse est un des derniers Etats de l’Europe occidentale à avoir émancipé les Juifs. L’égalité des droits n’a été acquise qu’en 1866 ; la liberté religieuse, en 1874 seulement. Ni les influences françaises, si marquantes entre 1798 et 1815, ni la Révolution de 1848 avec les modifications constitutionnelles qu’elle provoqua en Suisse, ne purent vaincre les préjugés tenaces contre les juifs qu’une longue tradition avait ancrés dans la conscience politique des Confédérés.
Lorsqu’on parle de Juifs, en Suisse, avant 1866, il faut d’ailleurs distinguer deux groupes fort différents.
http://judaisme.sdv.fr/histoire/antisem/suisse/suisse.htm