« Rendez-vous avec l’heure qui blesse »: le « nous sommes tous juifs » de Gaston-Paul Effa
L’écrivain Gaston-Paul Effa ressuscite une figure oubliée de l’histoire de France :
Raphaël Élizé, premier maire noir d’une commune de métropole, mort en camp de concentration. Un roman salutaire.
Alors que l’humoriste Dieudonné M’bala M’bala défraie une nouvelle fois la chronique avec ses sous-entendus antisémites, au lendemain des attentats de Paris, l’intelligence commande de porter notre attention sur l’oeuvre d’un autre Franco-Camerounais : l’écrivain Gaston-Paul Effa, professeur de philosophie en Lorraine, qui, dans son nouveau roman, préfère aux thèses négationnistes d’un Robert Faurisson celles, autrement plus humanistes, de Frantz Fanon. Le militant anticolonialiste antillais aimait rapporter les paroles de – coïncidence ! – son propre professeur de philosophie : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Dans Rendez-vous avec l’heure qui blesse, Gaston-Paul Effa raconte, à la première personne, le destin d’un autre Martiniquais : Raphaël Élizé (1891-1945), premier maire noir d’une commune de France métropolitaine (Sablé-sur-Sarthe), déchu de son mandat par l’occupant nazi avant d’être déporté au camp de concentration de Buchenwald, en Allemagne. Là, « nous étions tous juifs, c’était naturel », lui fait-il dire, quelques pages après s’être exclamé : « Moi qui croyais que face à l’horreur nous étions tous égaux ! » De fait, les choses sont plus compliquées, car « dans la hiérarchie nazie, plus bas que le Polonais, il y a le Juif, plus bas que le Juif, il y a le nègre »…
« Quand on commence à parler des êtres en termes de races, c’est le début de la discrimination, explique l’auteur. Autant le peuple juif est perçu dans l’imaginaire collectif comme le peuple qui a tout, culture, richesse, science, autant le peuple africain est considéré comme celui qui n’a rien, pauvreté, ignorance. Les deux peuples sont néanmoins victimes du pire : la Shoah d’une part, la traite négrière de l’autre. Par la puissance de l’Histoire, Juifs et Africains se retrouvent tous les deux dans ce camp, c’est le début de mon histoire. La rencontre de ces deux êtres symboliques était tellement improbable qu’il fallait en faire un roman. »
Remontons aux années d’entre-deux-guerres. Descendant d’esclaves, Raphaël Élizé doit redoubler d’efforts pour surmonter les réticences liées à sa couleur de peau et être enfin reconnu comme vétérinaire par les paysans sarthois – jusqu’à devenir leur édile en 1929. « J’avais tenu trois ans à m’essuyer de poussière et de silence », dit-il sous la plume d’Effa, se remémorant la toile de jute – un ancien sac de pommes de terre – qu’une fermière lui tendit, pour toute serviette, après un vêlage difficile. Dans l’horreur de Buchenwald, d’autres souvenirs l’assaillent, et il ne peut s’empêcher de comparer ses compagnons d’infortune à d’anciens clients ou, à mesure que leur état se dégrade, à d’anciens « patients ».
Car c’est là le coeur du roman de Gaston-Paul Effa : l’entreprise de déshumanisation qui, sous le régime nazi, a frappé les minorités, la juive comme la noire, les reléguant au rang d’animaux. Un exemple éloquent : les matricules tatoués sur la peau des détenus. « Les bêtes que je soignais jadis, à Sablé, en avaient, les esclaves dans les cales de bateau en partance pour les Caraïbes en avaient aussi », observe le vétérinaire. Et quand il est convoqué pour soigner Blondi, berger allemand objet de toutes les attentions du Führer, cette impression d’être même moins qu’un chien…
En ces temps de crispations identitaires, c’est un roman salutaire que nous livre Gaston-Paul Effa, par ailleurs auteur, en 2004, de deux livres d’entretien explorant les similitudes entre les cultures juives et africaines (l’un avec André Chouraqui, l’autre avec Gabriel Attias). Rendez-vous avec l’heure qui blesse est une oeuvre de fiction, certes, mais dotée d’une charge historique – qui se souvenait de Raphaël Élizé ? – et d’une portée philosophique – « nous sommes tous juifs », pourrait-on résumer – qui, dans la France actuelle, ont un écho auquel il serait dommage de ne pas tendre l’oreille.
Rendez-vous avec l’heure qui blesse, de Gaston-Paul Effa, Gallimard, 228 pages, 17,90 euros
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Raphaël Élizé est un homme politique français, né au Lamentin (Martinique) le 4 février 1891 et mort à Buchenwald le 9 février 1945.
Maire de Sablé-sur-Sarthe (Sarthe), il est connu pour avoir été un des premiers maires noirs d’une commune de la France métropolitaine.
D’abord mobilisé le 3 septembre 1939 comme vétérinaire à Hirson dans l’Aisne avec le grade de capitaine1, il est démobilisé en 1940, rentrant à Sablé où il pressa le préfet de lui rendre ses fonctions, s’attirant cette objection de la Feldkommandantur : « Il est incompréhensible pour le ressentiment allemand et pour le sens du droit allemand qu’un homme de couleur puisse revêtir la charge de maire ».
Destitué par le préfet vichyste de la Sarthe, Élizé reprend son métier et à partir du printemps 1943 participe à la Résistance (réseau Buckmaster, circuit Butler, groupe Max), notamment en rapportant les informations qu’il peut glaner en tant que vétérinaire de la Kommandantur (il parle allemand1) et grâce à son permis de circuler. Dénoncé et arrêté en septembre 1943, il passe quelques mois à la prison d’Angers, puis au camp de Royallieu, près de Compiègne, avant d’être finalement déporté à Buchenwald le 17 janvier 1944. Il est grièvement blessé lors du bombardement allié de l’usine d’armement allemande de la Gustloff-Weimar le 9 février 1945 et meurt à Buchenwald le soir même.
Il avait supplié : « Bon Dieu, qu’ils nous tuent tous, et que la terre soit débarrassée de ces sauvages ! ».