Procès Samuel Paty : nos révélations sur le passé ultra-violent de son assassin, Abdoullakh Anzorov
Société. Le Tchétchène de 18 ans était un habitué des agressions ultraviolentes, jusqu’à l’étouffement. Son père était lié à un dignitaire d’Al-Qaeda.
Par Etienne Girard et Alexandra Saviana
Avant de tuer Samuel Paty,Abdoullakh Anzorov a-t-il nourri le projet d’un autre assassinat ? Trois captures d’écran retrouvées dans le téléphone du jeune homme, jamais rendu publiques jusqu’à présent et que L’Express a pu consulter, ont intrigué les enquêteurs. Il y est question d’une conseillère principale d’éducation (CPE), dans un collège de Seine-et-Marne ; le terroriste a cherché son nom et son établissement sur Google. Il a aussi enregistré le commentaire d’un internaute, publié le 23 avril 2020, un peu moins de six mois avant l’attentat du 16 octobre : « Elle habite dans ma ville et je la vois h24 faire son sport. » Auditionnée, la CPE raconte avoir fait l’objet de contestations à la suite de l’exclusion de deux élèves musulmans pour harcèlement. Elle ne sera pas inquiétée : entre-temps, Abdoullakh Anzorov s’est fixé un autre projet, celui de tuer le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, coupable à ses yeux d’avoir insulté l’islam en diffusant des caricatures du prophète Mahomet lors d’un cours sur Charlie Hebdo.
Près de trois ans d’investigations ont abouti à la comparution, depuis ce lundi 4 novembre, de huit personnes devant la cour d’assises spéciale de Paris pour avoir participé, à différents degrés, à la préparation du meurtre. Abdoullakh Anzorov, tué par la police quelques minutes après son attentat, n’en est pas, mais son ombre plane déjà sur le tribunal. Les actes d’enquête racontent un jeune Tchétchène de 18 ans hautement radicalisé, obsédé par le djihad et à la recherche constante de confrontation violente. Dans sa jeunesse, il a baigné dans un environnement islamiste ; son père a hébergé pendant plusieurs mois en Tchétchénie un dignitaire d’Al-Qaeda, ce que les services d’immigration français savaient dès 2009. Malgré plusieurs alertes, jamais les pouvoirs publics n’auront enquêté sur lui.
Tout dans le crime est d’une sauvagerie effroyable. Ce vendredi 16 octobre 2020, veille de vacances scolaires, Samuel Paty sort du collège du Bois-d’Aulne à 16h50. Plusieurs collégiens, avec lesquels Abdoullakh Anzorov conversent depuis plusieurs heures, le désignent. Le Tchétchène se lance à sa poursuite à 16h51. Sur le trottoir, il se retourne vers une adolescente de 12 ans, et lui intime, « sarcastique », témoignera-t-elle, de changer de route. Celle-ci le voit se rapprocher du professeur avant de tourner les talons. Elle l’entendra seulement crier Allahou akbar. Il est à peu près 16h52. Un autre témoin, enseignant de sport au Bois-d’Aulne, passe en voiture, il distingue « deux personnages allongés sur le trottoir », dira-t-il, et l’individu du dessus exerçant des « gestes de va-et-vient au niveau du haut du corps ». Il sort, demande ce qui se passe, l’assaillant lui répond : « Il a insulté le Prophète ! » Il aperçoit une tête sur la chaussée. A 16h54, Abdoullakh Anzorov vient de décapiter Samuel Paty.
« J’ai tout de suite pensé à lui »
L’autopsie a relevé quatorze plaies au couteau, souligne un enquêteur de la sous-direction antiterroriste (SDAT) au procès, ce 7 novembre. Sur le visage et le corps. Les trois coups les plus profonds ont été portés au ventre. Les médecins légistes n’ont pas su dire à quel moment exact est mort Samuel Paty. « La décapitation a eu lieu juste avant ou juste après la mort, sans que cela ait pu être déterminé », indique l’enquêteur de la SDAT à la barre. A 16h55, ce 16 octobre 2020, Abdoullakh Anzorov prend une photo de la tête décapitée du professeur. Quarante-deux secondes plus tard, il envoie un message de revendication sur Twitter : « Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. D’Abdullah, le Serviteur d’Allah, A marcon (sic), le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, Calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment. » Il faut encore quelques minutes pour que la police intervienne. Le terroriste se lance vers un équipage du commissariat de Conflans, crie Allahou akbar, leur tire dessus avec ce qui se révélera être un pistolet à billes, s’empare de son couteau. Les fonctionnaires répliquent et le tuent, à 17h04.
Parmi les premiers témoignages recueillis dans les jours suivants, celui de son professeur d’histoire-géographie au collège, à Evreux, dans l’Eure, se révèle particulièrement glaçant. A la question « Avez-vous été surpris que votre ancien élève soit l’auteur d’un attentat terroriste ? », il répond : « Franchement, non. Evidemment, j’ai été surpris et sidéré par les faits, mais pas forcément par l’auteur. En fait, quand j’ai eu les informations suivantes : Tchétchène, Evreux, quartier de la Madeleine, j’ai tout de suite pensé à lui, alors qu’il y a une grosse communauté ici. » Le fonctionnaire décrit « un élève qu’on n’oublie pas, qui marque une carrière », « dont les enseignants et ses camarades de classe se méfiaient ». « Il avait vraiment une aura froide », dépeint encore le professeur.
Son attrait pour la violence apparaît très tôt. En février 2017 – il n’aura 15 ans qu’un mois plus tard -, Abdoullakh Anzorov fait l’objet d’une main courante pour avoir étranglé un camarade de classe jusqu’à la perte de connaissance dans un hall d’immeuble. La victime raconte sur procès-verbal que le jeune Tchétchène se sent invulnérable, fort des cours de boxe anglaise qu’il suit depuis le début du collège : « En fait, Abdoullakh fait de la boxe et il se croit invincible, il provoque tout le monde. » Yusuf Cinar, un de ses amis, rencontré au détour d’une bagarre à la sortie des cours et aujourd’hui dans le box des accusés pour association de malfaiteurs terroriste, souligne en interrogatoire son habitude de partager des vidéos d’étranglement et son penchant pour les sévices extrêmes : « Quand quelqu’un le cherchait, il ne lâchait pas la personne même si c’était un Turc ou un Tchétchène. Il étranglait la personne sans s’arrêter. »
« Je fais ce que je veux »
En octobre 2017, un mois après la rentrée, Anzorov est exclu de son lycée à Evreux pour avoir tabassé un élève qui l’avait poussé. L’adolescent a continué à donner des coups de poing dans la tête de la victime à terre pendant « plusieurs minutes », évoque un témoin sur procès-verbal, jusqu’à ce que ce dernier prononce le mot « pardon » à son injonction. Un médecin prescrit sept jours d’ITT, une plainte est déposée. En février 2018, nouvelle bagarre ultraviolente. Le lycéen, désormais inscrit en CAP préparation et réalisation d’ouvrages électriques, fracture la mâchoire et le nez d’un camarade devant son nouvel établissement. Nouvelle plainte, pas de condamnation. Au passage, Anzorov est décrit par un surveillant du lycée comme « provocateur », « nerveux et impulsif ». Une formule qu’il chérit semble résumer son état d’esprit : « Je fais ce que je veux. » Il la prononce à l’égard de sa victime d’octobre 2017. Il l’utilise encore quelques mois après avoir adhéré à une association de sports de combat, à Evreux. Lorsque le président lui demande de suivre les règles, il refuse. « Je m’en fiche, je fais ce que je veux, je suis tchétchène », rétorque-t-il, selon le témoignage de l’associatif.
Abdoullakh Anzorov est issu d’une famille de six enfants, ses parents ont fui la Tchétchénie en 2007, il avait 6 ans. De juillet à septembre 2004, Abouyezid Anzorov, père du futur terroriste, a hébergé cinq combattants tchétchènes à son domicile, qui se révéleront tous être des membres d’Al-Qaeda. L’un d’eux, surnommé « Seif Islam », est même un haut dirigeant de l’organisation terroriste d’Oussama ben Laden, ce que l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) relève immédiatement lors de sa demande d’asile, en mai 2009. Cette protection est d’ailleurs d’abord refusée, mais la Cour nationale du droit d’asile en juge autrement et lui reconnaît la qualité de réfugié en avril 2011. Le 14 août 2020, dans un groupe privé sur Twitter, Abdoullakh Anzorov se vante d’ailleurs de cet historique familial, ajoutant que si leur domicile avait été bombardé, il serait un chahid, un martyr du djihad.
S’ils ne s’investissent pas dans la nébuleuse islamiste locale, les Anzorov pratiquent un islam rigoriste dans les mosquées d’Evreux, en Normandie, où ils s’installent. Durant les années collège de l’assassin de Samuel Paty, sa mère choque le corps enseignant en refusant de « serrer la main au professeur principal lors d’une réunion parents-élèves car il était un homme », comme le note l’ordonnance de mise en accusation du tribunal de Paris. Son père refuse également de serrer la main de la principale. En juillet 2021, Abouyezid Anzorov, désormais résident tchétchène, glorifiera d’ailleurs sur Facebook l’attentat mené par son fils, affirmant qu’il est « parti en élevant l’honneur des Tchétchènes et de tous les musulmans du monde » et qu’il est un « exemple, un héros ».
En classe de sixième, lors d’une sortie scolaire, le jeune Abdoullakh débarque avec une pochette bleue sur laquelle sont inscrits « en gros sur la diagonale ‘Allah akbar’ et de nombreux dessins qui représentaient des armes à feu, des couteaux et des épées », raconte un de ses enseignants aux enquêteurs. Sa radicalisation islamiste, elle, remonte à une période comprise entre six mois et un an avant l’attentat, estiment ses proches. Sa mère avance par exemple que le jeune homme, devenu manœuvre sur un chantier, faisait strictement ses cinq prières quotidiennes « depuis 8 à 9 mois » avant l’assassinat, et n’écoutait plus de musique « depuis 6 à 7 mois ». Le 22 mars 2020, il écrit puis efface une note sur son téléphone portable concernant l’achat d’une machette. Le 26 avril, il écrit sur Instagram à Abdullah Kostekskiy, un prédicateur tchétchène, pour lui signifier ses velléités de djihad : « J’habite en Europe et j’ai peur pour ma religion, c’est pour cela que j’ai envie de faire la hijra en Afghanistan et là-bas, inshallah, sortir sur le chemin d’Allah. » Le 12 juillet, il publie un message pro-talibans sur Twitter, en qualifiant les membres du gouvernement afghan de kouffar, c’est-à-dire mécréants. Il demande aussi à Allah de « désintégrer » la Chine, considérée comme islamophobe.
LIRE AUSSI : Sophia Aram : « Mon message aux laïcs qui se taisent : arrêtez de nous laisser seuls et parlez ! »
Les enquêteurs notent qu’à partir de l’été 2020 « sa consultation accrue et incessante de propagande djihadiste, son écoute de discours extrémistes, le contenu radical de ses posts sur les réseaux sociaux en réaction à des attitudes qu’il considérait blasphématoires ont constitué le terrain propice à son passage à l’acte ». De la propagande de Daech est retrouvée dans son téléphone. Le 14 septembre 2020, Abdoullakh Anzorov écrit au compte twitter 12.7×108@from_idlib, appartenant à un combattant djihadiste présumé, pour lui faire savoir son désir de rejoindre la Syrie : « Salutations, je veux faire la hijra dans le chemin de dieu. » Le 4 octobre, il indique encore, dans un groupe sur Snapchat intitulé « Etudiant en médecine » que « le meilleur groupe à rejoindre » est Hayat Tahrir al-Cham (HTS), un groupe salafiste et terroriste syrien.
« Un jour, les gens, ils vont parler de moi »
A partir du 7 octobre, l’engrenage de la rumeur est lancé par Brahim Chnina, sa fille et le prédicateur Abdelhakim Sefrioui, tous engagés dans une croisade contre Samuel Paty. Abdoullakh Anzorov y voit immédiatement l’opportunité d’assouvir sa soif de châtiment divin. Le Tchétchène échange de nombreux messages sur l’affaire avec tous ses contacts, et avec Brahim Chnina directement : les deux hommes s’écrivent à de nombreuses reprises du 9 au 14 octobre, ils se parlent même brièvement au téléphone. Le 12 octobre, le jeune homme de 18 ans enregistre sur son appareil l’adresse du collège du Bois-d’Aulne. « Un jour, les gens, ils vont parler de moi », affirme-t-il aussi, mystérieux, à un ami croisé dans la rue.
Le 15 octobre, il se rend à Rouen pour acheter un couteau avec ses amis Azim Epsirkhanov et Naïm Boudaoud. Durant le trajet, il regarde trois vidéos sur le blasphème, puis un débat sur le thème « Est-il nécessaire de haïr un kâfir pour sa mécréance ? ». Le soir, il consulte des vidéos sur Daech et la décapitation, sur l’assaut contre les frères Kouachi en janvier 2015, sur le vétéran du terrorisme Djamel Beghal, ainsi qu’un spot intitulé « Sentence de celui qui insulte le Prophète ».
Le jour de l’attentat, à 15h36, il se photographie avec l’index pointé vers le ciel, signe d’allégeance djihadiste, puis demande à ses amis qu’ils prient pour lui. Quelques minutes plus tard, il demande à un des collégiens qu’il a abordés devant l’établissement d’appeler la fille de Brahim Chnina, pour entendre directement sa version du cours de Samuel Paty. L’adolescente ment une nouvelle fois. Puis il se rue, sitôt l’enseignant désigné, à sa poursuite.
A 16h59 puis 17 heures, le Tchétchène envoie la photo de la tête de l’enseignant puis un message de revendications au compte Instagram dnevnik idliba, que les enquêteurs estiment être celui de Farrukh Fayzimatov, un cadre tadjik du groupe HTS. « Salutations sur vous, miséricorde et bénédictions d’Allah sur vous, j’ai vengé le prophète Muhammad, paix et prières soient sur lui. C’est ce professeur qui a montré le prophète Muhammad, paix et prières soient sur lui. Il l’a montré de manière insultante », écrit Anzorov, quatre minutes avant sa mort. Le 13 septembre 2020, Farrukh Fayzimatov exigeait, dans une vidéo sur Instagram, que la France soit châtiée dans un délai d’un mois à la suite de la republication des caricatures de Charlie Hebdo. Les enquêteurs n’ont pu prouver que le terroriste l’avait visionnée.
Source
L’Express