Morgan Sportès : «Les ingrédients sont là pour saper ce qu’il reste de nos civilisations»
GRAND ENTRETIEN – Dans Tout, tout de suite, l’écrivain autopsiait l’affaire Ilan Halimi, enlevé puis torturé mortellement par le gang des barbares. A l’heure des procès Jawad et Abdeslam et de la flambée de l’antisémitisme en banlieue, il analyse ici l’explosion de la violence dans certains quartiers, fruit de la rencontre entre l’islamisme et l’ère du vide.
Il y a du Shakespeare chez Morgan Sportès. Celui de Macbeth. Du Dostoïevski aussi, celui de Crime et Châtiment et des Possédés. Comme les géants britanniques et russes, l’écrivain français explore la face la plus sombre de l’humanité. Comme eux, il montre, il ne juge pas. Dans L’Appât, adapté au cinéma par Bertrand Tavernier, Sportès s’inspirait déjà d’un fait réel sordide. Trois jeunes gens y assassinaient de la manière la plus atroce pour de l’argent. «Si j’ai écrit ce livre, dont les faits remontent aux années 1980 (les “années frime, fringues et fric”), c’est très précisément pour mettre en évidence l’état de décérébration profond auquel sont amenées les jeunes générations nées de nos sociétés de masse», explique-t-il aujourd’hui. Dans les années 2000, avec Tout, tout de suite (Fayard), prix Interallié 2011, l’écrivain s’empare de l’affaire Ilan Halimi et dresse le tableau glaçant d’une jeunesse de banlieue désintégrée, «un témoignage de l’effroyable vide que la société a laissé se creuser en son sein, du degré d’aliénation de ces jeunes, couplé à leur indigence intellectuelle». L’écrivain, qui travaille actuellement sur la question du djihad, en est persuadé: l’affaire Ilan Halimi a annoncé le basculement d’une petite délinquance qui va désormais jusqu’au terrorisme islamiste. Pour Sportès, le cas Youssouf Fofana, le chef du gang des barbares peut être rapproché de celui de l’assassin de Sarah Halimi et sans doute même de Coulibaly, le responsable de l’attentat contre l’Hyper Cacher. Selon lui, «nul doute qu’il aurait fait une bonne recrue pour Daech».
LE FIGARO MAGAZINE. – En 2011, vous aviez publié, Tout, tout de suite, une peinture hyperréaliste des petits caïds de cité. Ça ne s’est pas arrangé…
Morgan SPORTÈS. – Je retiendrai dans votre question l’expression «hyperréaliste» définissant le style que j’ai utilisé pour mon livre Tout, tout de suite, consacré au gang dit «des barbares». Je me suis contenté, en effet, de mettre en scène des faits, de les «photographier» sans avoir la prétention (comme nos trop nombreux éditorialistes!) de les interpréter. Après enquête et étude des 8000 pages de l’impressionnant dossier d’instruction, je m’en suis tenu à relater les faits et gestes de mes personnages, Youssouf Fofana and Co, comme un scientifique étudierait le va-et-vient de cobayes de laboratoire dans une cage. Technique que j’ai utilisée aussi dans L’Appât. C’est ce qui donne leur force à ces livres, je crois, et rend d’autant plus inquiétants leurs protagonistes qu’«on» (l’auteur comme le lecteur) se sent bien incapable de comprendre. Ça nous dépasse! Dans l’un et l’autre cas, ces jeunes tuent de façon atroce, pour rien. Leur entreprise est en effet puérile, du simple point de vue de la logique d’un banditisme bien compris, et ne peut que manquer son but: gagner de l’argent! Kidnapping pour kidnapping, n’est-il pas préférable en effet d’enlever le baron Empain plutôt qu’un petit vendeur de téléphones portables comme Ilan Halimi, sous prétexte qu’il est juif et que les Juifs, «ça a forcément de l’argent»! Ce qui est pathétique dans cette affaire, c’est que nos «barbares» n’avaient ni les moyens intellectuels ni les moyens financiers nécessaires pour mener à bien pareille aventure. Pour téléphoner à la famille Halimi afin d’obtenir la rançon, ils utilisaient des cartes à 10 euros, de sorte que les communications étaient régulièrement interrompues.
A l’époque de l’affaire Ilan Halimi, la question de l’islam était moins présente. Youssouf Fofana se serait converti et radicalisé en prison…
Youssouf Fofana était musulman à la base. Mais c’est en prison, en effet, qu’il a renoué avec l’islam. Sur la vingtaine de membres du gang, cinq ou six d’entre eux, chrétiens au départ, se sont convertis, dont trois Noirs africains. Mais il ne faut pas faire d’anachronisme en projetant l’actuel phénomène du fanatisme djihadiste sur l’affaire du gang des barbares qui, au demeurant, en comporte nombre d’ingrédients. La motivation première de Fofana, c’est l’argent. Au départ, il comptait enlever un «Gaulois», petit dealer de drogue ; puis un lycéen noir, musulman, d’origine mauritanienne, dont la famille était aisée. C’est à partir de la troisième cible qu’il a commencé à viser les Juifs, Ilan Halimi étant la cinquième. Au demeurant, si Ilan a autant souffert (je rappelle qu’il a été brûlé vif à 80 %) c’est bien parce qu’il était juif («feuj»). Le Juif, pour ces jeunes de banlieue en rupture, semble être la métaphore de l’argent, du capital, de tout ce qu’ils n’ont pas, de leurs frustrations donc. Comme disait August Bebel: «L’antisémitisme, c’est le socialisme des imbéciles.» A cela, en ce qui concerne le gang des barbares, se limite leur antisémitisme.
Lors de la sortie de votre livre, certains observateurs vous ont accusé de minimiser l’antisémitisme de Fofana, ou du moins de relativiser sa dimension idéologique. Le meurtre d’Ilan Halim est-il, selon vous, comparable à celui de Sarah Halimi, tabassée par un voisin aux cris d’«Allah Akbar», puis défenestrée?
La presse a été unanimement positive à la parution de mon livre. Les critiques que vous évoquez (prétendant que j’aurais «évacué l’antisémitisme» de cette affaire) viennent d’un seul journaliste (Pierre Assouline) qui ignorait tout du dossier… Youssouf Fofana est un psychopathe. L’antisémitisme est un des symptômes de sa maladie. En cela, il peut être rapproché de l’assassin de Sarah Halimi et sans doute même de Coulibaly, responsable de l’attentat contre l’Hyper Cacher. Nul doute qu’il eût fait une bonne recrue pour Daech!
«La logique marchande (portée à son stade suprême avec la mondialisation) a arraché les nouvelles générations à leurs racines»
Morgan Sportès
Le procès de Salah Abdeslam, après celui du frère Merah et celui de Jawad Bendaoud, montre la porosité entre délinquance et terrorisme. Le djihadisme made in France est-il le fruit de la rencontre entre l’islamisme et l’ère du vide de la société de consommation?
«L’ère du vide»: l’expression est pertinente. Si j’ai écrit L’Appât, dont les faits remontent aux années 1980 («les années frime, fringues et fric»), c’est très précisément pour mettre en évidence l’état de décérébration profond auquel sont amenées les jeunes générations nées de nos «sociétés de masse» (dénoncées par l’école de Francfort), alias sociétés de consommation ou sociétés du spectacle. Guy Debord (auteur de La Société du spectacle, 1967) me parlait de la «sinistre innocence» de l’héroïne de L’Appât. On se souvient des faits: Valérie Subra draguait des messieurs supposés riches dans les boîtes des Champs, allait chez eux, ouvrait leur porte à ses complices qui tuaient le bonhomme et raflaient tout ce qu’ils pouvaient. C’est-à-dire rien: des babioles (briquet, montre, ceinture de marque…). «Ces jeunes étaient persuadés qu’ils trouveraient des espèces chez leurs victimes. Ils ignoraient, semble-t-il, l’existence des cartes de crédit», s’exclama au procès le procureur. Puérilité, là encore… Pour moi, il y a un lien logique entre ce «monde du vide» décrit dans L’Appât et le monde du gang des barbares ou celui des djihadistes. La logique marchande (portée à son stade suprême avec la mondialisation) a arraché les nouvelles générations à leurs racines.
Vous avez, vous-même, assisté au procès de la filière Cannes-Torcy en 2017. Qu’en avez-vous retenu?
Significativement, les protagonistes de Tout, tout de suite, comme les membres de la filière djihadiste Cannes-Torcy que vous évoquez (arrêtés après le jet d’une grenade dans une épicerie casher de Sarcelles en 2012) sont nés pour la plupart en France, mais ils ont des origines ethniques et géographiques multiples. Tunisiens, Iraniens, Congolais, Marocains, Algériens, Ivoiriens, Antillais, sans compter nombre de «Gaulois» convertis à l’islam et même, pour ce qui est de la filière Cannes-Torcy, deux Laotiens (bouddhistes à l’origine!) Le cas de Youssouf Fofana est particulièrement intéressant. Son père était déjà un paysan (ouvrier agricole) déraciné du nord de la Côte d’Ivoire. Immigré à Paris, il devient ouvrier et fait son boulot sans sortir du droit chemin, son épouse est femme de ménage. Mais Youssouf, né en France, ne veut pas de leur destin («Je ne veux pas torcher les chiottes»). Comme les héros de L’Appât, comme Scarface (un des modèles de ces jeunes), il veut de l’argent, vite, très vite. «Je veux tout et tout d’suite» chante Booba. Belles meufs, belles bagnoles! Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et des écrans de télé à la réalité… D’autres se réfugieront dans la révolte islamiste. Mais cet islamisme est éminemment moderne. C’est une réaction fanatique à cette ère du vide où ils sont plongés. D’où les liens entre délinquance et djihadisme. («L’étranger entoure partout l’homme devenu étranger à son monde, écrit Guy Debord. Le barbare n’est plus au bout de la terre, il est là!») Ce que j’ai découvert, en assistant au procès de la filière Cannes-Torcy, c’est que ces jeunes sont plongés dans un système de références (puisé en général sur internet) absolument différent du nôtre. Comme don Quichotte, ils sont coupés en deux: les pieds en France, et la tête plongée dans une «pensée magique» inspirée de l’islam qui réinterprète les choses, l’Histoire, avec d’autres codes. Ils nient toute pensée cartésienne, darwiniste, etc.
«Ce que j’ai découvert, en assistant au procès de la filière Cannes-Torcy, c’est que ces jeunes sont plongés dans un système de références (puisé en général sur internet) absolument différent du nôtre»
Morgan Sportès
La violence de la jeunesse des banlieues est-elle, selon vous, liée à une crise temporaire et circonscrite à quelques zones de non-droit ou est-elle le symptôme d’une rupture anthropologique plus profonde, d’une crise de civilisation?
Simon Leys, chose émouvante, est mort seulement quelques mois après une lettre, si pessimiste, qu’il m’a envoyée à la suite de sa lecture de Tout, tout de suite. «Lecture terrifiante: existe-t-il encore une civilisation européenne?», m’écrit-il. De la part de quelqu’un qui, comme lui, a assisté au massacre, ou à la tentative de massacre, de la culture chinoise par la pseudo-révolution culturelle (si appréciée naguère de nos intellectuels germanopratins), ce constat est pour le moins inquiétant. Délocalisations, désindustrialisation, développements technologiques destructeurs d’emploi, croissance démographique, chômage galopant, culture de masse abêtissante, montée des fanatismes de tout poil: les ingrédients sont là pour saper ce qu’il reste de nos civilisations. En exergue de mon livre, j’ai cité cette phrase du dissident polonais Jacek Kuron datant de 2002: «Les spécialistes estiment d’ores et déjà que, dans un futur proche, 20 % des gens seront employés tandis que 80 % seront sans activité. On prévoit de maintenir ces inactifs à un niveau de subsistance suffisant en leur procurant un divertissement abrutissant.» Encore un peu d’opium du peuple, monsieur le bourreau! Les islamistes sont sans doute dangereux pour les personnes victimes de leur terrorisme mais, politiquement, vis-à-vis de l’état actuel du monde et de sa logique spectaculaire destructrice, ils ne constituent aucune menace. Ils n’ont pas de projet alternatif, sauf l’enfer!
Le théologien et essayiste Jean-François Colosimo compare les djihadistes contemporains aux nihilistes russes de la fin du XIXe siècle décrits par Dostoïevski dans Les Possédés. Que vous inspire cette comparaison?
Ce fut pour moi un étonnant «spectacle» que d’assister au procès de la filière djihadiste Cannes-Torcy. Dans le box des accusés, une vingtaine de barbus. Ils m’ont fait immédiatement songer (à cause de leurs barbes énormes et très fournies) aux bas-reliefs assyriens qu’on peut voir au musée du Louvre. L’un d’eux, un des chefs, «Gaulois» d’origine, avec sa peau très blanche, blême même, son regard halluciné, son bouc vaguement roux et ses cheveux tirés en arrière en catogan, semblait directement sorti des Possédés de Dostoïevski. Au juge qui lui opposait les lois de la République, il rétorqua: «Dieu (c’est-à-dire Allah en l’occurrence) est au-dessus des lois!» C’est une sorte de nihilisme, certes, mais un nihilisme fondé sur la foi. Les nihilistes de Dostoïevski ne croient en rien et veulent tout détruire. Mon djihadiste veut tout détruire parce qu’il croit en Dieu. Avec cette logique-là, il n’y a pas de société viable…
L’un des assassins de L’Appât a justement lu Crime et Châtimenten prison. Une forme de rédemption vous semble-t-elle possible pour un Fofana?
La prison, en général, ne fait qu’enfoncer le condamné plus profond dans sa logique délétère. Il regarde la télé, fait de la muscu ou se drogue. Il s’abrutit… En 1988, j’avais rencontré l’un des deux tueurs deL’Appât (celui qui est incarné par Bruno Putzulu dans le film de Tavernier) juste après sa condamnation, en prison. «Qu’est-ce que je peux faire pour lui?» me suis-je dit. Que lui offrir? J’ai opté pour une machine à écrire, un dictionnaire, Le Petit Robert, et une dizaine de livres – Balzac, Stendhal et Crime et Châtiment de Dostoïevski. Vingt ans plus tard, je suis à nouveau entré en contact avec lui… On a pris un verre (au Bataclan d’ailleurs, un an ou deux avant l’attentat). Il était devenu informaticien, s’était marié avec sa visiteuse de prison et avait eu un enfant. Il semblait avoir accompli un total retour sur soi. Un examen de conscience, en quelque sorte. Et paraissait désormais être devenu une personne fréquentable. Pourtant, le meurtre qu’il avait commis était atroce: une trentaine de coups de coupe-papier! «Quand j’ai fait ça, j’étais dans un tourbillon», m’a-t-il dit. Il avait fini par retrouver son centre de gravité. C’est qu’en prison, au lieu de faire de la muscu, il avait lu et étudié alors que, jusque-là il n’avait jamais ouvert de bouquin. «Crime et Châtiment, me dit-il, je l’ai lu deux fois, avec l’aide du Petit Robert.» Jean-Rémi m’a écrit des lettres, avec sa machine à écrire, dans un français à peu près correct (une de ses ex-petites amies m’avait raconté qu’autrefois il ne savait même pas comment mettre des blancs entre les mots). Des images spectaculaires (Scarface, etc.), il était passé au langage et aux idées. De ces jeunes criminels, les experts psychiatres disent en général (c’est leur éternel leitmotiv): «Ils ne verbalisent pas.» C’est-à-dire qu’ils manquent de vocabulaire pour s’exprimer et que, faute de mots, ils passent aux actes! Est-ce vrai aussi pour les djihadistes nourris de sous-littérature fanatique et de vidéos délirantes? Lire et étudier ne suffit pas: tout dépend de ce qu’on lit et étudie! Ces jeunes n’ont-ils plus le choix, au demeurant (vu la logique abêtissante des médias) qu’entre Allah et Diam’s, Mahomet ou Cyril Hanouna? (comme jadis on enjoignait au populo de choisir entre Staline et Hitler: si t’es pas pour l’un, t’es pour l’autre). Youssouf Fofana, malheureusement, vu le comportement qu’on lui connaît en prison (plusieurs agressions contre des gardiens) semble n’avoir pris le chemin ni de l’étude ni de la rédemption. Lui aussi m’a écrit d’ailleurs, me promettant un «billet d’avion aller simple en seconde classe pour le Jugement dernier». Qu’Allah lui soit compatissant. Amen.
SOURCE :
De toute manière, des jeunes qui rejettent les institutions, l’école et vivent en vase clos avec comme « valeurs », la victimisation, le culte de la virilité fantasmé, la violence et la délinquance sans jamais se remettre en cause… ça serait miraculeux qu’ils basculent pas ou alors ils ont des parents extraordinaires et méritants.