jeudi 22 octobre à 23h15 sur France 3. : Profs en territoires perdus de la République: pourquoi il faut regarder ce documentaire
d’ Isabelle Kersimon
EDUCATION – « Personne n’aime le messager porteur de mauvaises nouvelles », écrivait Sophocle. En octobre 2015, ceux qui constatent des dysfonctionnements graves, déjà dénoncés plus de dix ans auparavant, auront-il l’occasion de se faire entendre ou devront-ils, une énième fois, supporter les soupçons de populisme, les accusations de fascisme et les insultes indignes foisonnant sous leurs pas?
En 2002 paraissait dans un silence embarrassé l’ouvrage collectif Les territoires perdus de la République. Il donnait la parole à des enseignants en proie au délitement de l’école, témoins d’une violence idéologique exercée sur le féminin et sur les Juifs. Ponctuant ce mutisme, les accusations de racisme et de manipulation herméneutique ont fusé: les professeurs n’étaient pas les bons, le maître d’œuvre non plus, et leur ouvrage était xénophobe et raciste.
Deux ans plus tard, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Éducation nationale, rendait un rapport intitulé Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, élaboré avec neuf inspecteurs généraux ou chargés de mission. Silence assourdissant et un reproche: les enquêteurs avaient œuvré sur une soixantaine d’établissements problématiques. Ce n’étaient pas les bons, et c’était une minorité peu représentative.
Janvier 2015. La France tremble de stupeur. Des « enfants de l’école républicaine » viennent d’assassiner des journalistes, des policiers, des clients d’une épicerie cashère. Durant les treize années qui se sont écoulées entretemps, Ilan Halimi est mort en 2006, torturé pendant trois semaines par le « gang des barbares » puis brûlé vif par Y. Fofana parce qu’il était juif ; en 2012, M. Merah abat trois militaires, en blesse grièvement un quatrième, puis massacre un enseignant, ses deux enfants et une petite fille, tous juifs ; en 2014, Mehdi Nemmouche assassine quatre personnes au musée juif de Bruxelles. Fofana, Merah, Nemmouche, Coulibaly, les frères Kouachi étaient tous des « enfants de l’école républicaine », nos confrères n’ont pas manqué de le rappeler.
En juin dernier, le rapport Génération radicale, coordonné par Malek Boutih, député de l’Essonne, sur demande du Premier ministre Manuel Valls, comptait une quarantaine de personnes auditionnées. Deux ou trois d’entre elles ont focalisé l’attention médiatique, couvrant d’un voile pudique les constats opérés. En juillet,Faire venir la République à l’école, dit « rapport Grosperrin », a été remis au Sénat. Il établit les mêmes constats que ceux effectués onze et treize ans plus tôt. Cette fois, ce ne sont pas des gens de gauche qui en sont à l’origine, mais des sénateurs ex-UMP. Une raison que l’on estimera sans nul doute suffisante pour le passer sous le boisseau : la méthode aura été mauvaise, les présupposés suspects, les auditionnés mal choisis.
Ce soir sera diffusé le documentaire de Georges Benayoun Profs en territoires perdus de la République? Ce film d’une heure vingt ne montre pas autre chose: des professeurs confrontés à une sous-culture que partagent certes peu d’élèves, mais déjà trop d’élèves: une misogynie assumée et un refus brutal de la mixité assortis de contrôles autoritaires sur les jeunes filles; un antisémitisme banalisé et omniprésent, parfois politisé; une fracture identitaire et un rejet de l’appartenance nationale; un sentiment de toute-puissance savante suspectant le savoir professoral et lui préférant les théories du complot.
Si l’on peut reprocher aux rapports officiels certains travers qui ne manquent jamais d’occulter le fond, l’on pourra tout aussi bien, et une nouvelle fois, opter pour le mépris ou la prudence: ces professeurs ne sont pas représentatifs, ces phénomènes sont minoritaires, ces constats sont « stigmatisants ». Ce documentaire a été motivé par l’incompréhension des attentats de janvier, par le besoin de comprendre pourquoi cette violence meurtrière a frappé et anéanti des victimes ciblées, et comment des « enfants de l’école républicaine », de jeunes Français souvent nés en France, en sont venus à tant de haine.
Georges Benayoun a donné la parole à des professeurs et à deux sociologues, Smaïn Laarcher et Didier Lapeyronnie, pour tenter d’éclairer la nature des fléaux que décrivent les enseignants et qui tiennent principalement à un retour en force de l’appartenance religieuse, organisant une véritable scission, entre les fois, entre les genres, entre les récits. En l’occurrence, une appartenance dont tous les experts ont déjà montré qu’elle repose sur une praxis plus ou moins bricolée tenant lieu d’identité et motivée par un sentiment d’exclusion économique et culturelle.
Selon Smaïn Laarcher, « la véritable identité c’est être musulman », appartenir à un ensemble plus grand qu’une nation, la Oumma islamyyia, cette communauté fantasmée autour d’une civilisation islamique qui « a eu sa gloire, son prestige, son mot à dire sur le destin de l’humanité pendant plusieurs siècles ».
Comment ne pas comprendre que l’identification adolescente se tourne plus souvent vers un passé glorieux que vers une France dont la narration historique se résume à ses fautes? Le sentiment d’appartenance commune souffre en outre, dans un sombre mouvement de balancier, de ce « eux » (les Français) et « nous » (les Arabes, les musulmans), où ce « nous » adolescent se construit autour d’une victimisation sur tous les fronts: la laïcité est perçue négativement comme une contrainte liberticide, voire comme une arme de guerre contre les musulmans; l’égalité n’existe pas, pas plus que la liberté ni la fraternité.
Comment ne pas comprendre que des « commandements religieux » priment sur ces valeurs, dès lors que ces commandements représentent la seule autorité morale possible, et la seule voie de salut existentiel?
Comment ne pas comprendre que la devise de notre pays laisse indifférents des enfants d’ouvriers, d’employés, de chômeurs dont le devenir social sera le même que celui de leurs parents pour 70% d’entre eux?
Comment ne pas comprendre la propagation désastreuse des théories conspirationnistes, révisionnistes et, partant, antisémites, lorsque pour exercer leur esprit critique, les élèves disposent de moins de six cents mots?
Le talent du réalisateur réside là: les professeurs qui témoignent n’ont pas la même expérience du sexisme, de l’antisémitisme, de la francophobie, du conspirationnisme, et tous en sont visiblement affectés. Leurs convictions ont été douloureusement mises à l’épreuve en janvier. Tous, de manière frappante, affrontent, sans langue de bois, et avec une tendresse éclatante, le fait de nommer ces choses que l’on a trop longtemps refusé de voir.
source :
http://www.huffingtonpost.fr/isabelle-kersimon/profs-en-territoires-perdus-de-la-republique-pourquoi-il-faut-regarder-ce-documentaire_b_8355082.html
voir le documentaire en cliquant sur le lien ci-après
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