Haine en ligne : à Lyon, le procès en appel des mots « faits pour blesser »
Par Martin Untersinger
La cour d’appel s’est penchée sur la condamnation de Sylvain C. à six mois de prison avec sursis pour avoir partagé un article raciste et sexiste dans le cadre d’une campagne de cyberharcèlement visant la journaliste Julie Hainaut.
https://cdn-news.konbini.com/images/files/2020/02/julie-h-h.jpg?webp=La cour d’appel de Lyon se penchait mardi 24 novembre sur le cas de Sylvain C., un chômeur de 39 ans, condamné en décembre 2019 en première instancen à six mois de prison avec sursis pour avoir partagé sur son compte Facebook un article raciste et sexiste du site « Démocratie participative ». A. CILIA / Wikimedia
« Pute à nègre », « hyène terroriste », « négrophile »… Les mots ont quitté les écrans où ils sont nés, et, lorsqu’ils claquent sous les colonnades et les dorures du tribunal, leur violence est presque décuplée. Pendant deux heures, mardi 24 novembre, la cour d’appel de Lyon s’est immergée dans la « fachosphère » en ligne. Un savant mélange, comme l’a résumé une des trois juges, « de la vénération du IIIe Reich, de la détestation des personnes de couleur et de la misogynie paroxystique ».
Les injures semblent tellement déplacées et grossières qu’après les avoir égrenées lors de ses réquisitions, l’avocat général s’est tourné vers la partie civile, à qui ce torrent de haine était initialement destiné, pour lui demander pardon.
La cour se penchait sur le cas de Sylvain C., un chômeur de 39 ans, condamné en décembre 2019 en première instance à six mois de prison avec sursis pour avoir partagé sur son compte Facebook un article raciste et sexiste du site Démocratie participative. M. C. était selon ses propres termes un « fidèle lecteur » de cette publication si radicalement raciste, homophobe et sexiste que la justice française en a obtenu le blocage – ineffectif en pratique – en novembre 2018.
Tsunami de messages
A la fin de l’été 2017, les auteurs de ce blog bien connu des extrémistes se trouvent une cible : Julie Hainaut, une journaliste lyonnaise. Cette dernière vient de signer, dans une publication en ligne locale, une critique acerbe d’un bar vantant la période coloniale. Cela lui vaudra une campagne de harcèlement en ligne, dont Démocratie participative est la base arrière, et un certain « Heinrich », pseudonyme de l’auteur de plusieurs articles la visant nommément, l’un des instigateurs.
Après une plainte, la justice tente d’atteindre « Heinrich » et les responsables de Démocratie participative. Problème : si tout le monde soupçonne le Breton Boris Le Lay – un multirécidiviste de la haine inscrit au fichier des personnes recherchées, objet d’une fiche « S » et probablement reclus au Japon – d’en être le cerveau, l’hébergeur américain du site fait la sourde oreille et refuse de donner la moindre information.
Plutôt que se heurter à un mur, les enquêteurs furètent sur la page de Boris Le Lay, où ils repèrent rapidement Sylvain C., dont la prose en ligne n’a rien à envier à celle des auteurs de Démocratie participative. Ce dernier se trouve avoir partagé sur sa page l’un des articles visant Julie Hainaut et la qualifiant de « pute à nègre féministe ». L’une des gouttes d’eau du tsunami de messages haineux reçus par la journaliste. Il a donc été renvoyé, pour ces faits, devant le tribunal correctionnel en novembre 2019.
« Passé à autre chose »
Absent en première instance, il a cette fois fait le déplacement. Mais face aux magistrats et à Eric Morain, l’avocat de la partie civile, il n’offre guère de prise. « J’aurais pu m’abstenir. » La victime devra se contenter de ces concessions, du bout des lèvres. Pour le reste, il ne regrette rien, ou pas grand-chose.
« Le soir, je me mettais sur Facebook pour me détendre. Je regardais ce que Démocratie [participative] postait et je repartageais en un clic. Je ne lisais pas nécessairement (…). Quand ça a l’air plaisant, je partage. (…) J’ai lu le titre [de l’article], c’est injurieux mais il n’y a pas le nom de la personne. J’ai vu des insultes, un appel à la mobilisation, j’ai imaginé qu’ils avaient quelque chose à reprocher à une journaliste », a-t-il détaillé à l’audience sous le regard perplexe des magistrats.
Interrogé par Me Morain sur certains de ses écrits en ligne les plus virulents – qui ne lui sont pas reprochés dans le cadre de cette audience et où il est notamment question de « bougnoules » – Sylvain C. ne semble pas consumé par les remords. « J’étais naïf de l’écrire. Apparemment on me reproche d’avoir été trop ouvert, je suis passé à autre chose », se défend-il.
« Il est passé à autre chose, moi non. J’ai juste fait mon boulot, écrit 2 000 signes payés 60 euros, pour que pendant deux ans je me fasse cyberharceler » : même trois ans plus tard, la voix de Julie Hainaut se brise. « Internet, c’est la vraie vie. Insulter quelqu’un ou relayer les insultes, c’est la même chose », a poursuivi la journaliste. « Les mots ont des conséquences, ce ne sont pas des mots qui s’envolent, ce sont des mots faits pour blesser, qui peuvent, dans l’esprit faible de certains, se concrétiser en action », a déclaré l’avocat général, qui a requis que la cour confirme le jugement de première instance.
Les arcanes de la loi de 1881
Depuis ce dernier, Sylvain C. a changé d’avocat, préférant à un habitué des prétoires lyonnais, l’avocat d’Alain Soral, Damien Viguier. En utilisant dans sa plaidoirie – après avoir hésité et avant de se reprendre – le terme « négroïde » pour désigner les personnes noires et affirmant que, si « les migrants souffrent, l’indigène blanc souffre aussi », il gêne plus qu’il ne convainc.
C’est lorsqu’il fait du droit et convoque les arcanes de la loi de 1881 sur la presse qu’il marque des points. Remarquant que l’incorporation dans le dossier du partage de l’article de Démocratie participative sur Facebook par son client est survenue plus d’un an après les faits, Me Viguier a fait planer le spectre de la prescription.
Il en va ainsi de cette loi aux multiples subtilités procédurales, dite « sur la presse », mais qui s’applique à tout un chacun et donc à Sylvain C. Cette vénérable loi qui, du haut de ses presque cent quarante ans, « tient encore », comme l’a rappelé l’avocat de Julie Hainaut. Les velléités actuelles des plus hautes autorités politiques et judiciaires d’en sortir, justement, les délits de haine en ligne n’y changeront rien : c’est encore sur elle que l’on se penche pour trouver les bornes de la liberté d’expression, sur Internet ou ailleurs. Le jugement a été mis en délibéré au 17 décembre.
Source :
https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/11/25/haine-en-ligne-a-lyon-le-proces-en-appel-des-mots-faits-pour-blesser_6061043_4408996.html