Entre l’extrême droite et l’ésotérisme, une folle histoire d’amour
Les adeptes du surnaturel ne correspondent pas forcément à l’image d’Epinal du baba cool en saroual, armé de bolas, fumant des joints, écolo et de gauche.
L’ésotérisme, excellent réservoir où piocher pour combler un besoin spirituel ou rejeter une science trop « froide » et rationnelle, fait parfois bon ménage avec les courants d’extrême droite. (Ici, lors d’une manifestation à l’appel du parti nationaliste Les Patriotes, de Florian Philippot, le 8 janvier 2022, à Paris.)
AFP
Par Victor Garcia, avec Antoine Beau
C’était un beau week-end de mai, du 19 au 21, dans la cour du château de Flaugergues, à Montpellier. Le Salon Demain c’est aujourd’hui, organisé par le Mouvement énergétique pour l’évolution terrestre, ouvrait ses portes… et une fenêtre sur un univers déroutant. L’événement, auquel L’Express s’est rendu, était l’occasion d’un rassemblement entre adeptes de pratiques ésotériques, complotistes notoires et représentants de l’extrême droite la plus radicale. Parmi eux, Antoine Duvivier et Angelo Berardi. Le premier est le rédacteur en chef de la revue ésotérique Uranus et l’ancien porte-parole des Brigandes, un groupe à qui l’on doit des expositions de peintures mystiques et, surtout, des albums ouvertement racistes comme Foutez le camp ou Le Grand Remplacement. Le second est le cofondateur de la communauté La Rose et l’Epée, installée dans un ancien centre de colonies de vacances à La Salvetat-sur-Agout (Hérault), où les Brigandes vivent depuis 2015. Debout sur une des scènes du Salon, ils tiennent une conférence mêlant astrologie, homophobie et propos identitaires, déclamant un discours anti-darwiniste selon lequel la théorie de l’évolution serait un mensonge, puisque des civilisations « ont existé il y a plus de cent mille ans », ou affirment que les planètes modifient leur alignement et que « le changement d’ère astrologique » que nous vivrions renforce « les idées socialistes, la mondialisation, l’homosexualité et les questions de genre chez les petits enfants à l’école ».
Un discours assumé par l’organisatrice de l’événement, Hélène Labruyère, petite-nièce de Joël Labruyère, directeur artistique des Brigandes et cofondateur de la communauté La Rose et l’Epée. Dans le viseur de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) depuis des années, il est également à l’origine de l’association Les Arches. Créée en 2019, elle gère notamment des établissements scolaires hors contrat… où de nombreux manquements aux réglementations en vigueur ont été constatés et pour lesquels la Miviludes a déjà reçu de multiples signalements. L’un d’eux, qui concerne une école Les Arches située dans l’Oise, fait état de « changement de dates de vacances scolaires sans en informer les parents, d’une forte pression exercée sur les élèves, d’un manque de prise en charge des enfants blessés, de la promotion du non-port du masque pendant le Covid et d’un discours culpabilisant de la part des enseignants », indique la Miviludes.
De l’occultisme nazi à la Nouvelle Droite française
Cet étonnant mélange des genres entre extrême droite et ésotérisme est loin d’être anecdotique. Ces liens sont connus et décrits depuis des années grâce, notamment, au travail de Stéphane François, professeur de sciences politiques à l’université de Mons (Belgique) et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont L’Occultisme nazi (CNRS), Les Verts-Bruns (Le Bord de l’eau) ou Au-delà des vents du Nord (Presses universitaires de Lyon). Selon lui, le mouvement völkisch, né au début du XXᵉ siècle, constitue l’un des exemples frappants. « Ses membres, sortes de pré-hippies antisémites, païens occultistes ou chrétiens, avaient déjà conceptualisé l’idée d’un enracinement racial associée à une idéologie proche de la nature et contre la médecine dite officielle, c’est-à-dire trop juive, selon eux, et idéalisant la société traditionnelle indienne », explique le chercheur. Le nazisme est d’ailleurs né dans ce mouvement, et certains des plus hauts dignitaires du IIIᵉ Reich en étaient membres, tel le chef de la SS, Heinrich Himmler, ainsi que le bras droit de Hitler, Rudolf Hess, adepte d’occultisme, d’astrologie, de médecines douces et passionné d’homéopathie.
De nombreuses tendances ou courants idéologiques issus des droites les plus radicales ont été influencés par l’occultisme nazi ou l’ésotérisme en général, explique encore Stéphane François. Parmi eux, la Nouvelle Droite française, un courant de pensée profondément raciste et scientiste, et son néopaganisme, les antimodernes et la droite subversive italienne des années de plomb, avec leur « tradition ésotérique », ou encore certains néonazis, néofascistes et nationalistes révolutionnaires qui mélangent le traditionalisme ésotérique aux corpus doctrinaux de la droite radicale. L’inverse existe également, puisque de nombreux occultistes ont été influencés par des discours d’extrême droite.
La trajectoire du journaliste Louis Pauwels, auteur de l’expression « sida mental », illustre particulièrement bien les entrelacements entre ces deux mondes. Grand partisan de l’ésotérisme dans les années 1960-1970, Pauwels a progressivement rejoint la Nouvelle Droite, dont il est devenu un compagnon de route. Il s’éloigne du sulfureux mouvement quelques années plus tard afin d’épouser une droite moins radicale, et se convertir au catholicisme. Puis il fonde, en 1979, Le Figaro Magazine, qui garde, encore aujourd’hui, une teinte ésotérique – en témoigne son dossier de Une du 28 juillet, consacré aux maisons hantées.
On pourrait également évoquer le cas de Richard Walther Darré, général SS qui a été le disciple – comme d’autres nazis, tels que Robert Ley, Alfred Rosenberg ou Wilhelm Frick – de Rudolf Steiner, père de l’anthroposophie, un courant selon lequel certaines « races humaines » sont restées proches du règne animal et se trouvent « dégénérées du point de vue spirituel » (il a aussi donné naissance à la biodynamie, qui rencontre un vif succès, notamment dans le secteur viticole).
Outre le Salon Demain c’est aujourd’hui, d’autres exemples récents confirment que ces liens se perpétuent. Louis Fouché, un médecin anesthésiste-réanimateur « mis en disponibilité » par l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM), s’est reconverti en leader de RéinfoCovid, pépinière d’extrême droite aux tendances mystiques, antivax et complotistes, à propos de laquelle la Miviludes se dit « vigilante ». Longtemps membre du Mouvement Colibris, cofondé par Pierre Rabhi, il défend une vision ésotérique de la médecine, évoque régulièrement les « énergies qui viennent d’ailleurs ». Il n’hésite pas non plus à s’afficher dans des vidéos avec d’anciens compagnons de route de l’essayiste Alain Soral, cofondateur d’Egalité et Réconciliation, ni à inviter à dîner Yannick Lescure, un youtubeur qui se définit comme « national-socialiste ». Il a également donné des visioconférences avec Thierry Casasnovas, qui vante les bienfaits pour la santé du crudivorisme depuis plus de dix ans et est surveillé par la Miviludes depuis aussi longtemps. Mis en examen pour de multiples charges, dont exercice illégal de la médecine, le 10 mars dernier, Casasnovas a animé des conférences dans des cercles de l’association Egalité et Réconciliation et a invité Dieudonné, en 2019, à l’occasion des Rencontres de la régénération.
Ces liaisons s’expriment aussi dans les revues et maisons d’édition françaises. « Les éditions d’extrême droite du Lore publient des livres de Jacques Baugé-Prévost, un naturopathe canadien ouvertement nazi, indique Stéphane François. La revue Sparta, dirigée par le militant d’extrême droite Philippe Baillet, évolue très clairement dans l’ésotérisme nazi et est liée à la maison d’édition lyonnaise Akribeia, négationniste et suprémaciste, sans oublier les éditions Pardès, qui évoluent dans le milieu de l’extrême droite ésotérique proche de Julius Evola, un idéologue italien d’extrême droite. » La maison d’édition Ars Magna (« le grand art », en référence à l’alchimie) a, quant à elle, été fondée par Christian Bouchet. Ce dernier est le principal traducteur français de Julius Evola, mais aussi l’éditeur d’Alexandre Douguine, un théoricien russe versé dans l’ésotérisme et le mysticisme, connu pour ses positions ultranationalistes et néofascistes.
Cette intrication entre ésotérisme et extrême droite s’observe aussi outre-Atlantique, où il n’a jamais été aussi bien mis en lumière que le 6 janvier 2021, jour de l’attaque du Capitole, à Washington, par des membres de l’extrême droite, fans de Donald Trump et de la mouvance conspirationniste QAnon (convaincus de combattre un vaste réseau pédo-satanique). Qui ne se souvient pas de Jacob Chansley, le chaman autoproclamé coiffé d’une fourrure de coyote et de cornes de bison, se prenant en photo dans l’hémicycle du Sénat américain ? S’il a écopé de plus de deux ans de prison, il aura aussi marqué l’imaginaire collectif et incarné un mouvement hétéroclite, mais partageant un attrait certain pour l’occultisme et l’extrême droite. « Lors d’interviews avec des spiritualistes new age en Californie du Sud, plusieurs ont dit reconnaître une douzaine d’anciens amis et collègues sur les images de l’attaque du Capitole : des personnes qui pratiquent le yoga, la méditation, le magnétisme et qui font la promotion de compléments alimentaires douteux », rapporte un journaliste américain dans une enquête du Los Angeles Times.
L’autre frange des « défiants »
« L’ésotérisme ne consiste pas seulement à se faire tirer les cartes, c’est aussi remettre en question le rationalisme, et notamment la science, et refuser le néant existentialiste, incarné par nos sociétés modernes baignées dans un néolibéralisme qui apparaît débridé et presque uniquement centré sur la valeur travail, analyse Damien Karbovnik, docteur en sociologie, enseignant-chercheur en histoire des religions et spécialiste de l’ésotérisme contemporain à l’université de Strasbourg. Il existe un besoin de réenchanter le monde, de croire à la destinée, au merveilleux, que les coïncidences sont signifiantes et qu’on est tous reliés les uns aux autres, car nous sommes des êtres pétris d’angoisse existentielle qui avons besoin de réponses. » A ce titre, l’ésotérisme peut apparaître comme un excellent réservoir où piocher afin de combler un besoin spirituel, ou pour rejeter une science trop « froide » et rationnelle. Il fait alors bon ménage avec les courants politiques extrêmes qui rejettent les institutions, qu’elles soient politiques, économiques, médiatiques ou scientifiques.
Bien sûr, tous les tenants de l’ésotérisme n’embrassent pas les théories racistes et suprémacistes. D’ailleurs, le portrait-robot des adeptes reste difficile à établir, si ce n’est impossible. D’abord, parce que les pratiques ont explosé depuis la fin des années 2000 au point de devenir grand public. Aujourd’hui, l’ésotérisme plaît à une grande variété de personnes et, en premier lieu, à celles qui sont le plus en quête de sens et de nourriture métaphysique, déçues par des religions en perte de vitesse. « Quand j’ai commencé mes recherches sociologiques sur l’ésotérisme, de nombreux collègues m’ont dit : ‘C’est un sujet trop marginal et délirant, pas suffisamment significatif socialement.’ Désormais, on me dit que c’est trop populaire », s’amuse Damien Karbovnik.
Néanmoins, les chercheurs observent que les pratiques ésotériques les plus extrêmes, notamment celles qui rejettent totalement la science, les faits établis et la rationalité en général, ont tendance à attirer les personnes particulièrement défiantes envers les institutions de la société. Parmi elles, une majorité se trouve dépolitisée, comme le décrit le livre-enquête Les Dissidents (Robert Laffont), du journaliste Anthony Mansuy. « Dans les milieux de l’ésotérisme populaire classique – cartomancie, horoscope… –, on trouve de tout, et ce n’est plus tellement une question de gauche ou de droite, mais de désengagement de la société et de la politique, abonde Damien Karbovnik. Mais si l’on s’intéresse aux théoriciens et aux gourous les plus connus, ils ont une forte tendance à pencher à droite. » C’est autour d’eux que se concentre l’autre frange des « défiants » qui veut encore s’impliquer dans la vie de la cité. « Ils rejettent la politique qu’ils estiment décadente et veulent un retour à une politique forte. L’ésotérisme d’extrême droite, c’est la promotion d’une société traditionnelle, contre-révolutionnaire, très hiérarchisée, dirigée par une ’élite véritable’ et antirationnelle », conclut le chercheur.
Source
https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sciences/entre-lextreme-droite-et-lesoterisme-une-folle-histoire-damour-54FDUEGRHVDH5AHHUYIOWAWHTU/
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