En Algérie, une maison d’édition fermée en raison d’un livre sur l’héritage juif du pays
Les éditions Frantz Fanon avaient publié un essai sur « L’Algérie juive », préfacé par la romancière franco-israélienne Valérie Zenatti, à laquelle se sont attaqués nombre d’internautes algériens.
Par Frédéric Bobin
La maison d’édition Frantz Fanon, l’une des plus dynamiques en Algérie − 150 titres à son catalogue en dix ans – est fermée depuis le 14 janvier, un cran supplémentaire dans le resserrement de l’étau autour de la scène intellectuelle du pays. Ce jour-là, le wali (préfet) de Boumerdès a fait apposer sur la porte de l’établissement, domicilié dans cette ville située à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Alger, des scellés assortis d’une affichette portant une justification singulière. La fermeture – elle est censée durer six mois – a été décidée, dit le texte, en raison de l’édition d’un « livre dont le contenu porte atteinte à la sécurité et à l’ordre public ainsi qu’à l’identité nationale et colporte un discours de haine ».
Le livre litigieux a pour titre L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu, un essai signé de l’écrivaine franco-algérienne Hédia Bensahli et dont l’ambition est de porter à la connaissance du public les traces de judéité qui traversent l’histoire de l’Algérie, à rebours du récit officiel sur son homogénéité arabo-musulmane. Paru en septembre 2023, l’essai n’avait pas soulevé trop de difficultés au début de son parcours éditorial. Tout au plus, le patron des éditions Frantz Fanon, Amar Ingrachen, avait-il été invité par les services de sécurité lors du Salon international du livre d’Alger (SILA), fin octobre 2023, à retirer une affiche promotionnelle du livre et à ne pas exposer ce dernier
Source
Le Monde
En France, les autorités algériennes font couler beaucoup d’encres et de pixels depuis l’incarcération de Boualem Sansal, et plus généralement les très mauvaises relations entre les deux pays. Cette fois, au pays de Kateb Yacine, ce sont les Éditions Frantz Fanon, nées en 2014 et dirigées par le journaliste Amar Ingrachen, qui ont été fermées, pour au moins six mois, par les autorités de la wilaya de Boumerdès.
Un scellé officiel a été apposé sur la porte de l’établissement le 14 janvier 2025, suite à la publication d’un ouvrage qui fait polémique depuis quelques mois en Algérie, L’Algérie juive – L’autre moi que je connais si peu, de Hédia Bensahli. La maison a été accusée, avec cette édition, de porter atteinte « à la sécurité et à l’ordre public ainsi qu’à l’identité nationale et colporte un discours de haine ».
« Après la célèbre librairie Cheikh, abusivement frappée par des scellés qui furent levés trois jours plus tard suite à la protestation de courageux élus de l’APW (Ndr : Assemblée populaire de wilaya) de Tizi Ouzou, et un vaste mouvement d’indignation sur la Toile, c’est une violation du droit encore plus grave qui vient de s’abattre sur les Éditions Frantz Fanon, basées à Boumerdès », partage la maison incriminée sur sa page Facebook.
La police algérienne avait en effet, le 9 décembre 2024, fermé la Librairie Cheikhi, un établissement emblématique et l’un des plus anciens de Kabylie, situé au centre-ville de Tizi-Ouzou. Cette décision avait été justifiée par l’organisation d’une séance de dédicace du même livre de Hedia Bensahli, ouvrage explicitement interdit en Algérie en raison de son contenu sur la communauté juive algérienne, sujet sensible dans le contexte politique du pays.
Malgré l’annulation de l’événement de dédicace, les autorités avaient procédé à la fermeture de la librairie fondée en 1947, officiellement pour une raison administrative. Selon son propriétaire, Omar Chikh, elle a été officiellement motivée par l’absence de la mention « ventes dédicaces » sur son registre de commerce. Des professionnels du secteur avaient affirmé que cette exigence est « inexistante au CNRC (Ndr : Centre national du registre de commerce) et jamais demandée ailleurs en Algérie », rappelle Maghreb émergeant.
En octobre 2024, les autorités algériennes avaient procédé à des perquisitions dans plusieurs librairies et au retrait d L’Algérie juive : L’autre moi que je connais si peu. La polémique a notamment été alimentée par la préface du livre, rédigée par l’autrice franco-israélienne Valérie Zenatti, ancienne soldate de l’armée israélienne, qui avait publié en 2002 un livre intitulé Quand j’étais soldate.
Les autorités avaient interrogé les responsables des Éditions Frantz Fanon, ainsi que le gérant de la librairie Arbre des Paroles à Alger, au sujet de l’édition, de la distribution du livre et de l’organisation des rencontres. Les investigations se sont étendues à la commission d’attribution de l’ISBN de la Bibliothèque nationale d’Algérie, afin de déterminer les responsabilités concernant l’autorisation de publier et de distribuer l’ouvrage.
Le ministère de la Culture algérien avait annoncé la création d’un « comité de vigilance » suite à la controverse. Zohir Fares, député du Mouvement de la Construction nationale, a critiqué cette publication, la qualifiant de « normalisation culturelle avec l’entité sioniste ». D’autres ont déploré le timing de la publication. Le journaliste, auteur et acteur de théâtre, Hamida Ayachi, s’est par exemple questionné : « Comment organiser une conférence sur l’histoire des Juifs d’Algérie au moment où les Palestiniens subissent un massacre ? » La parution coïncidait par ailleurs avec une conférence à Ashdod sur le « patrimoine des Juifs d’Algérie ».
L’écrivain algérien Wassini Laredj a de son côté défendu l’ouvrage, affirmant que « l’exclusion ne crée ni culture ni littérature ». L’autrice a expliqué que son ouvrage n’avait « aucun lien avec le conflit en Palestine », mais abordait « un aspect de l’histoire replacé dans son contexte spatio-temporel ».
Un succès trop important ?
Les Éditions Frantz Fanon, toujours dans son message Facebook, mettent en évidence : « Le responsable de cette entreprise (Ndr : Amar Ingrachen) est déjà mis sous contrôle judiciaire pour les mêmes motifs. Un principe de droit universel interdit de poursuivre ou de sanctionner deux fois la même personne (physique ou morale) pour un même motif. Par ailleurs, la loi algérienne stipule que seule la justice peut statuer sur le contenu d’un livre. »
L’article 118 du code pénal algérien stipule, rappelle l’éditeur, qu’aucune autorité administrative ne peut intervenir dans une affaire relevant de la compétence judiciaire. « De plus, en agissant de la sorte, le wali (Ndr : le représentation de l’État au niveau d’une wilaya) de Boumerdès s’immisce dans une affaire judiciaire qui est toujours en cours d’examen. C’est donc une violation multiple de la loi qui a été commise par la wilaya de Boumerdes », avance encore la maison. Amar Ingrachen avait été placé en garde à vue en octobre dernier après la publication de cet ouvrage.
Sa maison avait aussi été exclue du Salon du livre SILA 2024, comme les éditions Koukou, Tafat, ou encore un certain Kamel Daoud. Parallèlement, Koukou Éditions avait été exclue du Salon du livre Djurdjura de Tizi Ouzou en décembre 2024. Un événement que le directeur de la maison, Arezki Aït-Larbi, a qualifié de « salon de la censure et de la normalisation des esprits ».
Les Éditions Frantz Fanon, « entreprise familiale », revendiquent un catalogue de plus de 150 titres, et une présence forte dans les foires internationales du livre, « pour faire connaître les nouveaux auteurs algériens » : « C’est peut-être ce succès qui est à l’origine d’une sanction aussi incompréhensible qu’illégale. Les élus de la wilaya de Boumerdès seront-ils inspirés par leurs collègues de Tizi-Ouzou, qui ont acculé le wali à lever les scellés de la librairie Cheikh ? », conclut, en forme d’interrogation, la maison.
Fondée en 2014 par Amar Ingrachen, journaliste et écrivain, et Sarah Slimani, universitaire et chercheuse en littérature francophone et comparée, les Éditions Frantz Fanon se disent ouvertes à toutes les sensibilités artistiques, politiques et philosophiques qui s’inscrivent dans une démarche de modernité et d’émancipation culturelle. Adoptant la devise fanonienne « l’homme est un mouvement vers autrui », elles entendent placer leur projet éditorial sous le signe du dialogue libre et pluriel, de l’exploration de nouveaux horizons et du renouvellement constant du défi humaniste.
Le choix de Frantz Fanon comme nom, avec l’autorisation d’Olivier Fanon, héritier de l’auteur des Damnés de la Terre, reflète, selon la maison, une vision du monde articulée autour de la réflexion et de l’action.
Source
https://actualitte.com/