Eli Cohen, l’agent doublé

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Par Guillaume Gendron, Correspondant à Tel-Aviv — 28 juillet 2019 à 17:46
Eli Cohen à Damas, date inconnue. Photo Bureau du Premier ministre israélien

Star cachée. Fêtes somptueuses, cocktails et soirées de débauche… l’espion du Mossad, qui excellait dans l’art de récolter des informations, a passé quatre ans infiltré dans la haute société syrienne sous l’identité d’un riche enfant du pays revenu d’exil. Démasqué et pendu en place publique, il deviendra un mythe en Israël.

Eli Cohen, l’agent doublé
Hiver 1960, Tel-Aviv. Une salle de formation du Mossad planquée derrière la façade citron d’un banal immeuble. Désormais rompu à l’art des transmissions codées, de l’encre sympathique et du développement de microfilms, l’agent 0088 est quasi prêt.
«Vous pensez vraiment que je peux passer pour un musulman ?
— Sans aucun doute. Tout ce qui te manque pour être 100 % convaincant, c’est une épaisse moustache.»
Si l’on en croit ses biographes (1), c’est ainsi qu’Eli Cohen, doté de la pilosité adéquate, laissa pousser ses bacchantes et ratissa ses cheveux bouclés bien en arrière pour n’en laisser que les chics vaguelettes en vogue chez les mondains arabes qu’il devait approcher. Sous l’identité factice de Kamel Amine Thabet, implanté au centre du régime syrien pendant presque quatre ans, Eli Cohen sera convaincant. Trop, sans doute, s’approchant du cœur du pouvoir baasiste tel Icare du Soleil jusqu’à s’en brûler les ailes et finir pendu en place publique à Damas, son exécution filmée en guise d’avertissement, le 18 mai 1965. Le plus glorifié des espions israéliens est aussi le plus grand désastre opérationnel du Mossad. Une légende sans cesse réécrite à coups d’hagiographies, de contre-enquêtes et même prochainement d’une série Netflix, nourrissant la quête toujours active de sa dépouille disparue, érigée au rang de relique sacrée et mission prioritaire par l’Etat hébreu depuis plus d’un demi-siècle.
Barbouze rime avec partouze
A la fin des années 50, les têtes pensantes du Mossad constatent la faiblesse de leurs indics dans le monde arabe. Décision est prise de former puis d’envoyer des katsa (des agents israéliens sous fausse identité) dans les capitales ennemies : Le Caire, Amman, Damas. Il faut trouver la perle rare – un arabophone aux «traits orientaux», prêt à travailler en total isolement, sans possibilité d’extraction. Un dossier est repêché d’une pile de candidatures rejetées : celui d’un comptable né à Alexandrie en 1924 dans une famille dévote, du nom d’Eliyahou Cohen. A son arrivée en Israël, son passé d’activiste saboteur dans l’underground sioniste en Egypte la décennie précédente avait été jugé encore trop «chaud», le rendant identifiable, même s’il avait réussi à échapper aux services égyptiens et britanniques. Finalement, les qualités de ce mizrahi, un «juif oriental» en hébreu, s’imposent. L’homme, dont l’arabe est la langue maternelle, possède une excellente mémoire, une formation d’ingénieur électronique et une facilité bluffante à se fondre dans la haute société. Il lui faudra tout cela, et les fonds quasi illimités du Mossad, pour bâtir sa légende. Celle d’un millionnaire syrien ayant fait fortune dans l’import-export, de retour au pays après un long exil argentin.
C’est d’abord là-bas, à Buenos Aires, que Cohen apprend l’espagnol et constitue son premier réseau d’expatriés influents : patrons de presse nationalistes, hommes d’affaires allant dans le sens du vent, diplomates préparant le coup d’après et ambitieux à galons envoyés par la junte syrienne à l’autre bout du monde pour leur passer le goût du coup d’Etat. A l’instar d’Amine al-Hafez, dirigeant baasiste promis aux plus hautes responsabilités au prochain soubresaut politique, qu’Eli Cohen, alias Kamel Thabet, séduit en une tirade patriote et quelques verres de whisky, comme le veut la geste consignée dans les pages jaunies des best-sellers consacrés à l’espion israélien. Jusqu’à sa mort en 2009, Al-Hafez niera farouchement cette «amitié» intéressée.
Un an plus tard, Cohen franchit le Rubicon et s’installe à Damas, dans une vaste garçonnière au cœur du quartier rupin d’Abou Ramana, où se situe le quartier général de la Défense syrienne. Ni filatures, ni menaces, ni micros sous les fauteuils: l’art du renseignement de Cohen est purement mondain. Dans son appartement, il organise des fêtes somptueuses où l’alcool coule à flot et les femmes portent la minijupe, la plupart étant des prostituées couvertes par ses frais de bureau. Le Tout-Damas s’y presse. Kamel Thabet, richissime célibataire jouisseur, fait boire et écoute. Il crache par terre quand on évoque les «sionistes», presse ses contacts haut placés à l’action contre l’ennemi israélien. Parfois, il prend quelques photos des parties fines, «matière à extorsion de toute première qualité» (1). Barbouze rime avec partouze.
Soirée après soirée, Thabet mémorise conversations et confidences, puis, à l’aube, redevenu Eli Cohen, transmet en morse à Tel-Aviv. «Il savait tout sur le marigot syrien : qui couchait avec qui, qui voulait tel poste, qui allait l’avoir et qui en serait jaloux… A quel point ces ragots ont pu être raffinés en renseignement militaire reste sujet à débat», nuance Yossi Melman, l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire du Mossad (2). Transformé en fonctionnaire du stupre, Eli Cohen couvre sa femme Nadia, restée au pays, de cadeaux électroménagers (un luxe dans l’Israël socialiste et spartiate de l’époque), s’inquiétant à la fin de ses messages codés de la bonne livraison de la dernière machine à coudre envoyée d’Europe.
En 1963, comme prévu, Amine al-Hafez devient président de la Syrie. Cohen offre un vison à la Première dame. Il a désormais des amis au ministère de la Communication (il anime une émission de radio à l’attention de la diaspora syrienne) comme dans l’armée, ce qui lui permet de visiter les fortins syriens sur le Golan, plateau ultrastratégique qu’Israël prendra au régime durant la guerre des Six Jours en 1967, et occupe encore aujourd’hui.
Les théories autour de la chute d’Eli Cohen, tout comme celles sur l’étendue de ses prouesses, abondent. D’autant que, confie Melman, «même le Mossad n’est pas sûr de ce qui s’est réellement passé, seuls les Syriens savent». Dans Rise and Kill First (3), exhaustive et acclamée recension des opérations extérieures israéliennes, le journaliste d’investigation Ronen Bergman écorne le mythe, s’appuyant sur le témoignage de Moti Kfir, le formateur de l’agent de Damas. Celui-ci sous-entend que l’hédonisme et le zèle de Cohen auraient contribué à sa débâcle. Les bacchanales incessantes de Kamel Thabet, immigrant sans emploi à la fortune inépuisable, auraient fini par attiser la suspicion. «Ne deviens jamais le cœur de la fête», lui avait pourtant conseillé son supérieur.
Alors qu’il ne devait être qu’un agent quasi dormant dont le rôle était de donner l’alerte en cas d’attaque imminente, Cohen aurait pris goût aux intrigues de cour, envoyant des notes quotidiennes pas toujours indispensables. A l’inverse, sa famille a longtemps accusé le Mossad d’avoir surmené Cohen, le poussant à la faute. Son transmetteur aurait créé des interférences avec les communications de l’Etat-major syrien voisin. Les moukhabarat auraient alors demandé de l’aide aux soviétiques, dont le matériel avancé aurait permis de localiser la provenance des brouilles. Soit l’appartement de l’Israélien.

Eli Cohen (à gauche) et deux coaccusés lors de son procès à Damas, le 9 mai 1965, dix jours avant son exécution. Photo AFP
Autre possibilité : un officier égyptien de passage à Damas aurait reconnu Cohen, qu’il avait interrogé au Caire dans sa jeunesse. D’autres supposent que c’est la fréquentation assidue d’un certain Majid Cheikh al-Ard, homme d’affaires bien connecté mais aussi source de la CIA (ce que Cohen ignorait), qui aurait porté le doute sur le Crésus de Damas. Enfin, l’intérêt manifeste de l’Israélien déguisé en patriote syrien pour un nazi planqué à Damas sous le pseudo «Rosello» (en réalité l’un des seconds d’Eichmann), n’a fait que renforcer les soupçons du contre-espionnage syrien, au moment où le président Al-Hafez voyait des taupes partout. Une paranoïa rétrospectivement justifiée.
Un rabbin avant l’échafaud
Le 18 janvier 1965, les nervis du renseignement syrien tambourinent à la porte de Kamel Amine Thabet. Cohen est surpris dans son bureau en pleine transmission. Les aveux sont superflus. Enfermé dans les geôles du régime, il est torturé (ongles arrachés, testicules électrocutés) pendant des jours, jusqu’à ce qu’il accepte de dévoiler son système de code. Al-Hafez, qui aurait participé aux interrogatoires, lance une purge du régime, ordonnant des centaines d’arrestations.
Cohen est jugé sans accès à un avocat et condamné à mort en compagnie d’Al-Ard et de l’un de ses contacts politiques. Golda Meir, la cheffe de la diplomatie israélienne, future Première ministre, charge Jacques Mercier, un juriste français issu des réseaux gaullistes, de négocier une rançon avec la Syrie en échange de la vie de Cohen. Rien n’y fait. L’espion obtient seulement de voir un rabbin avant de monter sur l’échafaud. Laissé pendu sur le gibet jusqu’à la nuit tombée, il est recouvert d’un drap blanc sur lequel sa réelle identité est inscrite à la craie noire. L’Etat hébreu est sous le choc. La Syrie refuse de rendre le corps, connaissant l’importance que donnent les Israéliens aux dépouilles. Au fil des années, le culte autour de Cohen grandit. Ses exploits aussi : on dit qu’il était sur le point d’être nommé ministre de la Défense, voire qu’Al-Hafez voyait en lui son successeur ; qu’il aurait suggéré à l’état-major syrien de planter des eucalyptus près de leurs bunkers du Golan, des repères végétaux qui auraient servi aux bombardements israéliens… «C’était un agent de très haut vol, c’est certain, mais je n’ai jamais pu trouver preuves de tout ça», concède Ronen Bergman à Libé. «D’autres agents en ont fait autant dans des conditions aussi dures, mais sans se faire prendre, ajoute Yossi Melman. Et on ne le saura sans doute jamais. C’est sa mort, publique et tragique, unique dans l’histoire du Mossad, qui fait d’Eli Cohen un mythe.»
En juillet 2018, émoi dans les médias israéliens. Après des décennies de recherche à fonds perdus («si vous saviez tous les charlatans qui ont touché un billet pour une info sur le corps de Cohen !» se désole Melman), le Mossad annonce avoir récupéré la montre de son «homme à Damas». Sans préciser comment, mais très vraisemblablement en la payant au prix fort auprès d’une antiquaire, certains journalistes ironisant sur cette «opération eBay» dans un pays toujours officiellement en guerre avec Israël.
En avril, nouveau frisson. Un média de l’opposition syrienne assure qu’un avion russe a décollé de Damas avec les os d’Eli Cohen à son bord, destination l’aéroport Ben-Gourion. L’emballement retombe vite, la dépouille ne se matérialisant pas. «Les Russes n’ont pas le corps, c’est n’importe quoi, s’agace Bergman. A vrai dire, selon la dernière évaluation du Mossad, le plus probable est que les Syriens l’ont tant de fois déplacé qu’ils ne savent plus où il est, notamment vu les bouleversements récents. Ils l’ont si bien caché qu’ils l’ont perdu…» Le fantôme de Damas n’en a pas fini de hanter les nuits du Mossad.
(1) Citations extraites de Notre Agent à Damas (1967), d’Elie Ben-Hanan, l’un des plus célèbres livres consacrés à l’affaire Eli Cohen.
(2) Auteur de Spies Against Armageddon (2012, non traduit).
(3) Rise and Kill First (2018), à paraître en français chez Grasset.
source :
https://www.liberation.fr/planete/2019/07/28/eli-cohen-l-agent-double_1742534

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