DGSE : « Nous avons la clandestinité en héritage »

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LES NOUVEAUX ESPIONS. Bernard Émié lève le voile sur le fonctionnement de la Sécurité extérieure, alors que le projet de loi de programmation militaire double le budget du renseignement.
Par Romain Gubert, Baudouin Eschapasse

On s’attend à croiser Malotru ou Moule à gaufres (le surnom des personnages principaux de la série Le Bureau des légendes) dans des couloirs éclairés au néon, mais c’est dans un vaste salon à l’allure de club anglais au cœur de la caserne Mortier que Bernard Émié reçoit Le Point. Des fauteuils Chesterfield y ont été installés en souvenir d’Alexandre de Marenches, le chef des espions français pendant la décennie 1970-1980. La collection reliée de la Revue des deux mondes trône sur les étagères.
C’est ici que l’ancien ambassadeur de France (Jordanie, Liban, Turquie, Royaume-Uni et Algérie) choisi par Emmanuel Macron en 2017 dès son arrivée à l’Élysée reçoit ses homologues, le patron du MI6 britannique ou de la CIA lorsqu’ils sont de passage à Paris, parfois aussi un grand patron du CAC 40 lorsque les intérêts économiques du pays sont en jeu. À l’entrée du QG du patron des espions français figurent les photos des membres de la DGSE décédés en mission, ainsi que leur prénom. Sur ce patchwork, comme protégé par un drapeau français, on reconnaît la photo de Denis Allex (mort en Somalie). La mission n’est jamais loin.

Le Point : Six mois avant l’intervention russe en Ukraine, la CIA a tiré la sonnette d’alarme sur les intentions de Vladimir Poutine. Les renseignements français sont-ils passés à côté de la guerre en Ukraine ?
Bernard Émié : Non. Nous avons détecté les mêmes mouvements de troupes russes que nos alliés. Si nous avons pu différer dans nos analyses, nous avions le même degré d’information. La seule différence tient au traitement qui a été fait de ces renseignements. Nous étions encore dans une phase de négociation et de dialogue. La CIA a choisi de divulguer au grand public ses renseignements dans l’espoir de dissuader Moscou de passer à l’action. Nous avons gardé ces éléments secrets car nous ne voulions pas dévoiler nos méthodes de collecte. Ce silence de notre part a conduit un certain nombre de médias à imaginer que nous ne savions pas. Ce qui est faux.
Pourquoi ne pas diffuser au grand public vos analyses prospectives – comme le font la CIA ou le MI6 – et évoquer davantage concrètement les risques auxquels doit faire face le pays ?
C’est la tradition de cette maison, son ADN. Notre héritage, c’est celui du BCRA [NDLR, le Bureau central de renseignements et d’action, les services secrets de la France libre entre 1940 et 1943], de la clandestinité. Nous ne sommes pas un centre de recherche universitaire. Nous réservons nos analyses et nos renseignements consolidés pour le président de la République et les principaux décisionnaires au sein de l’exécutif, à commencer, bien sûr, par Matignon et le ministère des Armées, mais aussi pour le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie. Non pas pour orienter leurs décisions, mais pour les éclairer ! Si je recourais à une image, je dirais que nous leur permettons de voir le dessous des cartes. Ce travail, nous l’effectuons pour protéger la France contre une série de menaces. L’exécutif doit être parfaitement informé des menaces qui pourraient porter atteinte à l’intérêt national. Pour l’information sérieuse du grand public, les journaux comme le vôtre sont faits pour cela. Nous sommes un service secret, dont une part de l’activité relève de l’action clandestine. Nous avons des dispositifs technologiques de pointe qui nous permettent de collecter et d’analyser de l’information dont la vocation n’est pas d’être diffusée. Nous recrutons aussi de façon très traditionnelle des sources humaines, qui parfois choisissent de nous informer parce qu’elles sont en désaccord avec le régime politique de leur pays ou tout simplement pour des motifs plus terre à terre, l’argent, la vengeance, les frustrations…
Elles ne sont pas secrètes. Et, depuis 2019, elles ont même été identifiées dans un document de la présidence de la République, la stratégie nationale du renseignement, qui est en accès public. Ce qui reste secret, en revanche, c’est la façon dont nous les appréhendons. Le « climat géopolitique » d’abord. Il est en mutation radicale : en Europe, en Asie, dans l’Indo-Pacifique, l’ordre international cède le pas à des tensions que nous n’avions pas vues depuis des décennies. Nous sommes passés d’un monde de compétition à un monde de confrontation, dans lequel les puissances autoritaires, au premier rang desquelles la Russie et la Chine, contestent l’ordre international hérité de la fin de la guerre froide, fondé sur la démocratie, l’économie de marché et l’État de droit. Dans ce climat, les menaces directes contre la France sont identifiées. La première est terroriste. On en parle moins en ce moment, mais nous restons mobilisés dessus et travaillons en étroite relation, d’abord avec la DGSI, au sein de la communauté nationale du renseignement. Notre deuxième mission est de contrer les initiatives hostiles de puissances étrangères contre notre pays. Nous participons à la protection des intérêts de la nation partout sur la planète. Nous garantissons ainsi la souveraineté de la France, y compris sur le plan économique. Nous veillons dans cet esprit à permettre à l’exécutif d’anticiper les risques sur le plan géopolitique en signalant les actions que pourrait prendre tel ou tel acteur.
Comment cela fonctionne concrètement ? Le président reçoit tous les matins une note de synthèse de votre part au petit-déjeuner ?
Les documents que nous produisons sont très formalisés. Nous adressons à qui de droit les renseignements sur les menaces en temps réel et répondons aux sollicitations de l’exécutif, qui peut avoir des questions précises sur certains sujets. Mais nous ne sommes pas une chaîne d’information en continu. Nous n’inondons pas les décideurs de flashs continuels. La nature de notre métier est de traiter les informations que nous remontons et de nous assurer qu’elles offrent une réelle plus-value à nos « clients ». Nous les vérifions et les analysons pour aider le chef de l’État, le ministre des Armées et nos autres destinataires à prendre des décisions dans l’intérêt de notre pays.
Les services de renseignements français ne bénéficient pas des mêmes moyens que les agences russes, chinoises ou américaines…
La DGSE compte aujourd’hui 7 000 personnes. Nos homologues chinois sont de l’ordre de 200 000 agents et les agents russes, de l’ordre de 30 000 ou 35 000. Nous vivons sur des planètes différentes. Une chose est de constater que ces agences ont des moyens financiers et humains plus importants que nous. Une autre, de penser que nous ne sommes pas en mesure de mener à bien nos missions. Même si nous ne jouons pas dans la même cour que ces agences, nos budgets comme nos effectifs nous permettent de faire notre travail dans de bonnes conditions. Vous me direz que ma parole est contrainte, mais je vous répondrai que nos budgets ont connu ces dernières années de fortes augmentations. La prochaine loi de programmation militaire, qui a passé avec succès la première phase de son examen au Parlement, avec son adoption à une large majorité le 7 juin à l’Assemblée nationale, dote les services de renseignements du ministère des Armées de moyens importants avec 5 milliards consacrés au « patch renseignement » sur la période 2024-2030. C’est historique, et c’est le signe que nos autorités, et notamment le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, qui a bâti et défendu le texte, nous font confiance et attendent beaucoup de nous.
Notre dimensionnement est finalement un atout : il nous offre une immense réactivité. Nous pouvons réorienter nos capteurs à tout moment pour faire face aux crises qui se présentent. Cela tient aussi au très grand engagement de nos équipes. Il existe par ailleurs un plan national, actualisé en permanence, qui fixe les priorités et nous permet de nous adapter en fonction des nouvelles crises ou de répondre aux demandes spécifiques de l’exécutif. Par ailleurs, nous coopérons de façon étroite avec nos alliés. Je prends un exemple : la Corée du Nord. Nous mettons en commun nos informations avec des pays amis et profitons ainsi de synergies constructives. Si nous n’avons pas la prétention de tout savoir en tout point du globe sur les dossiers qui concernent l’intérêt national et la souveraineté de la France, nous disposons en revanche d’un outil optimal. Notre travail consiste à collecter, à appréhender les risques, à détecter des sources fiables. Pas à surréagir quand quelqu’un émet un tweet à l’autre bout du monde.
Au risque de susciter des jalousies, la DGSE s’est vu attribuer le rôle de chef de file de la communauté française du renseignement en matière de recueil du renseignement technique, pourquoi ?
La DGSE a des capacités très importantes, qu’elle met au service de la communauté du renseignement. Cette décision de mutualisation des systèmes techniques de l’État fut prise au début des années 2000 par le président Jacques Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin pour optimiser nos capacités, nos budgets, notre recherche et éviter les duplications. Nous assumons, comme les autres, une mission régalienne de défense nationale, nous œuvrons sous l’autorité du chef de l’État, dans le cadre du ministère des Armées. Mais nous sommes le seul service « secret » de la République, j’insiste sur le mot secret. À ce titre, nous disposons de moyens propres destinés à nous permettre de nous acquitter de notre mission : la collecte de renseignements susceptibles d’éclairer nos plus hautes autorités dans leurs prises de décision. La DGSE assure ici le rôle de locomotive au sein de la communauté du renseignement dans le domaine des ressources technologiques pour une raison simple : l’optimisation des ressources. C’est la France qui doit rester dans la course, pas telle ou telle agence.

Nous sommes prestataires de services pour tous ceux qui œuvrent aux mêmes missions que nous. Les moyens techniques dont nous disposons sont mis à la disposition des autres services de la communauté nationale du renseignement. Les services du premier cercle participent par ailleurs à la gouvernance de cet ensemble et ne sont en rien marginalisés. Nous n’avons pas les moyens en France de nous chamailler entre services. La guerre des services est un fantasme, nous sommes avant tout complémentaires et travaillons en totale synergie sous l’égide de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), dont les prérogatives ont été renforcées en 2017. Étant donné les enjeux auxquels le pays est confronté, je ne crois pas que les autorités politiques nous laisseraient jouer à ces jeux stériles. Par ailleurs, la loi de 2015 a clarifié les choses en affirmant que le renseignement est un « instrument de défense ». Il est logique que nous œuvrions au sein de ce grand ministère régalien qui nous fait bénéficier de ses moyens. Rappelons qu’environ 30 % de nos effectifs sont constitués de militaires. Cette inscription de la DGSE dans l’appareil de défense est notre force.
Une démocratie comme la France ne part-elle pas sur le terrain de la lutte clandestine avec un sérieux handicap face aux régimes autoritaires ?
C’est une question importante. Nous vivons en démocratie, et nous nous en réjouissons. Cela implique que nous nous conformions à toute une série de contrôles légitimes. Cela n’entache en rien le respect du secret qui entoure notre travail. Les membres de la délégation parlementaire au renseignement sont dûment accrédités et habilités « très secret. » Pareil pour la commission qui supervise l’allocation des fonds spéciaux, ou la très importante Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), créée par les lois de 2015 et qui contrôle les techniques de renseignement, dont les interceptions. Ces filtres sont importants. Ils garantissent les libertés publiques des citoyens, ce que font aussi le Conseil d’État ou la CNIL. Je rappelle aussi l’existence d’une Inspection des services de renseignement (ISR), placée sous l’autorité de la Première ministre. Ce cadre légal n’est pas celui de certains de nos homologues étrangers. C’est vrai. Et cela explique que les services d’espionnage de ces pays soient parfois disons « désinhibés » dans leurs modes d’action.
Les élites politiques, diplomatiques et économiques sont-elles suffisamment formées à déjouer les ingérences ?
Notre pays est une cible pour toutes les grandes centrales non pas parce que nous serions plus naïfs que d’autres ou parce que la France serait une sorte de passoire à secrets, mais parce que notre pays occupe une place majeure dans le concert mondial. Économiquement, stratégiquement, diplomatiquement, scientifiquement, nous avons notre mot à dire. Cela dit, nos élites doivent être vigilantes. Les ingérences auxquelles se livrent plusieurs puissances étrangères de façon plus ou moins décomplexée sur notre continent entraînent des préjudices majeurs pour nos intérêts et notre souveraineté. Être vigilant, c’est préserver notre capacité à décider par nous-mêmes, selon nos seuls intérêts. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, est parfaitement conscient des enjeux d’ingérences, comme en témoigne la forte augmentation des moyens qui nous sont alloués dans la future loi de programmation militaire.
SOURCE
https://www.lepoint.fr/monde/dgse-nous-avons-la-clandestinite-en-heritage-28-06-2023-2526465_24.php

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