“Copyright” : la Shoah serait-elle devenue une marque déposée?
Une conseillère d’Emmanuel Macron semble le croire…
De Barbara Lefebvre
Sibeth Ndiaye, la responsable presse et communication d’Emmanuel Macron, a déclaré devant les caméras de TF1 que les juifs détenaient un « copyright » sur les crimes contre l’humanité. Sans lui faire de mauvais procès, une petite mise au point historique s’impose…
C’est avec un air rigolard qu’on lui connaissait peu qu’Emmanuel Macron écoute ses collaborateurs aux mines graves lui expliquant que ses propos sur la colonisation puis sur les partisans de la Manif pour tous, créent un buzz négatif au déroulement de sa campagne. Dans le langage du trentenaire so hype and connected, l’un d’eux résume le désastre : « on est T.T » (prononcez titi) c’est-à-dire Trending topic on Twitter. Si le téléspectateur n’y comprend rien, c’est parce que c’est trop intelligent pour lui… C’est le but de ces abréviations anglaises sans beaucoup de sens mais maniées avec tellement d’assurance que tout le monde prend un air entendu. Monsieur Homais parle aujourd’hui le business english. Il ne faut pas avoir l’air du has been, voire never been. Vider les mots de leur sens pour construire une novlangue de classe, c’est toujours le signe que l’acculturation de masse nous guette. Et que le projet de vider les cerveaux des citoyens n’est pas loin.
« Oui, il y a un copyright »
Le documentaire embedded de Yann l’Hénoret diffusé sur TF1 le lendemain de son élection, montre un Macron détendu, en pleine réunion briefing + séance de maquillage. Rentabilité, flexibilité. Visiblement il ne comprend rien à la polémique qui le place « en T.T ». Il résume tout cela, goguenard, d’un « ah… les névroses françaises ! C’est fascinant. Ça dit énormément de ce qu’est la société (…) les gens sont à cran ». Oui, « les gens » – comme dit Mélenchon quand ils s’adressent aux Français – qui souffrent, sont à cran, à fleur de peau quand on remet de l’huile sur un feu mal éteint (la colonisation) ou sur un feu bouillonnant (l’antisémitisme). Apparemment ses conseillers en communication, eux, ne trouvent pas cela fun.
Et là, entre deux coups de blush au candidat, Sibeth Ndiaye la responsable presse + maquilleuse occasionnelle – flexibilité, rentabilité – complète les propos de sa collègue Laurence Haïm en utilisant un terme qui a retenu mon attention : le « copyright ». Laurence Haïm parle maladroitement de « monopole dans la communauté juive » pour faire comprendre à Emmanuel Macron pourquoi sa comparaison a pu non seulement choquer les Français rapatriés mais aussi et surtout les juifs de France. Le crime contre l’humanité est lié dans l’opinion générale au génocide des Juifs, tente-t-elle – selon moi – de lui faire comprendre. On entend alors au même moment Sibeth Ndiaye dire : « oui, il y a un copyright ».
En tant qu’enseignante d’histoire ayant dirigé un ouvrage sur l’enseignement comparé des génocides du XXe siècle, mes oreilles ont sifflé en écoutant le raccourci partiel et partial de Laurence Haïm, mais le « copyright », ça je n’y croyais pas. Le crime contre l’humanité serait une marque déposée par et pour les Juifs ? J’avais dû mal entendre. Dès que le documentaire fut disponible en ligne, j’ai vérifié. Oui, le mot « copyright » a bien été utilisé pour lier l’extermination des Juifs et le « contre l’humanité ». Ce mot en dit long sur l’inculture des communicants, sur une certaine vision communautaire de l’histoire, sur la concurrence des mémoires qu’elle a produite, sur le langage mainstream. Les mots n’ont plus aucun sens, tout est interchangeable. Comme les individus dans la grande entreprise finalement. Et on y est : le shoah business ?
Sibeth Ndiaye n’est pas Dieudonné
Les juifs exercent une forme de « copyright » sur le terme de crime contre l’humanité. Voilà ce que synthétise Sibeth Ndiaye quand elle voit que le candidat Macron a dû mal à saisir ce que Laurence Haïm explique. Je n’y vois aucun antisémitisme, que les choses soient claires. Je ne pense pas que Sibeth Ndiaye soit une fan de Dieudonné et Soral qui excellent dans ce genre de comparaison et en ont fait, au sens propre, leur fonds de commerce. Néanmoins, je crois que l’usage de ce terme, dans le flot de la conversation, sans y penser, montre comment les thèmes sont développés dans une campagne électorale. Ce « copyright » en dit long sur la construction des éléments de langage du politique par les communicants qui l’entourent, dans une sorte d’improvisation, de fulgurances sémantiques reprises et répétées parce qu’elles sont frappantes, choc, et non parce qu’elles sont justes. L’équipe jeune et connectée du candidat Macron a été performante de ce point de vue : repérer les lignes de fuite, distiller les petites phrases qui n’ont l’air de rien mais en disent beaucoup sur la vision sociétale d’EM ! Parfois on s’est égaré, mais peu importe, ce qui compte c’est le buzz. Il faut bien vendre sa marque, « donner sa chance au produit ». A tout prix.
Qu’est-ce que le « copyright » ? C’est un terme juridique anglo-saxon qui concerne l’ensemble des droits exclusifs que possède une personne physique ou morale sur une œuvre. Ces droits protègent l’auteur d’une œuvre quant à son exploitation. Qu’est-ce que le « copyright » vient faire dans la compréhension du lien entre le génocide des Juifs d’Europe et le crime contre l’humanité ? Pas grand-chose en effet puisque, d’une part la Shoah n’est pas une œuvre littéraire, artistique ou scientifique, et d’autre part les Juifs ne l’ont pas créée et ne sont pas propriétaires de son exploitation mercantile. Sinon, effectivement, on serait chez Dieudonné et Faurisson. Utiliser ce terme sans en saisir l’indécence renseigne sur l’inculture historique des nouvelles générations de communicants. Sibeth Ndiaye est sans doute une attachée de presse de talent, mais c’est une piètre conseillère politique. Ce « copyright » dit aussi beaucoup sur la légèreté avec laquelle ces questions historiques et mémorielles furent traitées pendant la campagne, en particulier pendant l’entre-deux-tours où récupérations et instrumentalisations de l’Histoire sont allées bon train.
Apprendre à se taire
La singularité de l’extermination des Juifs d’Europe n’a rien d’une lubie juive, d’une récupération monopolistique de la souffrance humaine. Ce n’est pas une marque déposée. Au contraire, signifier la spécificité d’un fait historique c’est lui donner toute sa profondeur politique, c’est ne pas le réduire à un symbole universel qui rend tous les crimes de l’histoire semblables. Ce n’est pas rendre toutes les victimes interchangeables, ce qui est pourtant recherché quand il s’agit de transformer les victimes en bourreaux, spécialité de nos antisémites contemporains à peine cachés derrière le masque de l’antisionisme. Renoncer à comprendre la singularité d’un crime contre l’humanité pour les englober tous dans une abstraction pénitentielle, c’est finalement pratiquer un relativisme négateur de toutes les souffrances des victimes qui ne sont plus là pour témoigner. Un enfant arménien aux mains du gendarme turc ou du paysan kurde, un vieillard juif entre celles du SS ou de ses comparses ukrainiens, une femme tutsie violée puis assassinée par son voisin hutu : toutes ces victimes n’ont pas déposé de « copyright ». Leurs descendants, si ils existent, n’ont tiré aucun profit de leur indicible souffrance. C’est précisément le travail de l’historien de rendre au fait sa dimension singulière dans son contexte culturel, politique, chronologique. Ne pas amalgamer, trier patiemment les parts d’universel et de singulier que recèle chaque fait historique. Le comparatisme historique donne à voir ce qui est commun aux trois génocides évoqués ici, il détermine les spécifiques irréductibles de chacun. En revanche, il compare ce qui est par nature comparable.
C’est bien ce que j’avais essayé de dire à Emmanuel Macron lors de notre court échange à « l’Emission politique » de France 2. Ce fut une grave confusion historique de comparer la colonisation à un crime contre l’humanité. Non pas comme le laisse entendre Sibeth Ndiaye parce que c’est « un domaine réservé par et pour les Juifs », mais parce que la comparaison avec la colonisation ne tient pas puisqu’elle sous-entendrait une politique délibérée et généralisée de deshumanisation de populations civiles musulmanes par les autorités françaises. Contrairement à ce qu’Emmanuel Macron laissait penser ce soir-là, la définition du droit international n’a pas été élargie pour y inclure les crimes de guerre – comme ceux commis pendant les guerres coloniales – car sinon toutes les guerres de l’histoire, depuis l’Antiquité sont des crimes contre l’humanité. Pas une civilisation ne serait innocente de ce crime. Cette définition élargie a pour intérêt de préciser les différents actes criminels concernés : « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre une population civile avant ou après la guerre ». Dès lors, on le voit, ce terme est inapproprié pour évoquer la colonisation, période où des crimes de guerre furent commis certes mais sans que cela ne puisse entrer dans la définition juridique internationale du crime contre l’humanité.
Le « copyright » de Sibeth Ndiaye est sans doute le reflet de son ignorance de l’histoire et de la mémoire de la Shoah et je l’invite à s’inscrire à l’Université d’été du Mémorial de la Shoah pour en apprendre davantage. Je n’imagine pas qu’il puisse signifier autre chose. Il serait maintenant temps, sur ces sujets sérieux, de mesurer ses paroles, peser ses mots. Ne pas ajouter de la confusion à l’ignorance générale. Il serait temps d’apprendre à se taire quand on ne connaît pas son sujet. Bien sûr, cela réduirait beaucoup de conseillers et de politiciens au silence, mais est-ce que « les gens » y perdraient en intelligence et en respect pour leurs dirigeants ?
Source :
http://www.causeur.fr/shoah-macron-laurence-haim-ndiaye-44280.html
Elie Wiesel dans un entretien au Yédioth A’haronoth , je cite :
« Nous avons échoué dans la transmission du thème de la Shoah. » Et Wiesel déclare : « Peu de gens ont réellement pris conscience de l’ampleur de l’événement. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, nous avons consacré à cette question la plus grande partie de notre vie — et pourtant : nous avons échoué. »
S’étonnant de l’ignorance qui règne dans certains secteurs de la jeunesse, y compris israélienne, Elie Wiesel a ajouté qu’il ne craignait pas que la Shoah puisse un jour tomber dans l’oubli. » En revanche, ce qui m’inquiète, dit-il, c’est la banalisation du sujet. La tentative de comparaison entre la Shoah et d’autres événements, aussi tragiques et dramatiques soient-ils : tel est le véritable problème. »
Doit-on craindre de voir la Shoah ramenée à n’être qu’une des variantes des crimes de l’humanité, au point que, finalement, sa singularité ne soit plus perçue ?
* Source : Tribune Juive du 23 mars 2000.
Il n’y a pas de mesure de l’horreur qui puisse être vraiment convaincante. Est-ce le nombre des victimes ? Est-ce la conduite des bourreaux ? Est-ce l’étendue ou la durée de la persécution ? Aucun critère ne peut permettre de comparer la douleur humaine. Et pourtant, la revendication de la singularité de la Shoah, de son unicité, n’est pas seulement une revendication de la conscience juive qu’un peu de compassion devrait faire taire. Elle est précisément fondée sur l’enjeu positif de la vocation du peuple juif au service de l’humanité. Les victimes de ce processus d’anéantissement ont du mal à accepter que le non-sens de la Shoah ait ce sens ; souvent elles ne peuvent que redire les paroles de Job, qui refuse les reproches des sages et leurs consolations.
La singularité de la Shoah est à trouver dans la vocation du peuple juif. On peut l’interpréter en termes séculiers et laïcs. Israël se présenterait alors comme un témoin privilégié de la dignité humaine et porteur d’un message valant pour tout homme, quelles que soient sa race, sa religion, sa condition.
La mesure du crime de la Shoah n’est pas l’horreur qu’il inspire. Le peuple juif n’a pas été qu’un peuple victime parmi d’autres, comme il s’en est trouvé et comme il s’en trouvera tant, hélas ! dans l’histoire des hommes. Ce peuple, qu’il le veuille ou non, a reçu le fardeau d’une parole destinée à toute l’humanité. Il lui transmet les Commandements de D-, les Dix Paroles. Ces Commandements sont inscrits, en fait, dans les tables de toutes les lois, là où s’exprime la conscience morale qui éclaire l’action de tout homme, quoi qu’il en soit de la diversité des coutumes et des civilisations. Le peuple juif porte la loi divine qui dit à l’homme le bien et le mal. Il atteste par sa seule existence l’égale dignité de tous les hommes devant leur unique Créateur. Le don que D- a fait de sa Loi au peuple que, par là-même, il crée, donne au Sinaï une valeur paradigmatique.
La Shoah apparaît alors comme paradigme du mal. La destruction des Juifs veut effacer de l’Histoire le peuple-témoin du Sinaï. La nature abyssale du Mal est mesurée par la transcendance de la Loi divine et par la volonté de nier D- en niant ce qui est divin en l’homme. Dès lors, ce paradigme démasque la nature infernale de tous les autres crimes qui peuvent être commis contre l’humanité des hommes. Le nombre des victimes, les procédés employés ne suffisent pas à faire apparaître la nature du crime commis que dévoile le paradigme de la Shoah. Le devoir de nous souvenir de la Shoah est fondé sur le devoir de nous souvenir des Commandements, de ce que D- fait pour les hommes, de son Alliance.