« Comment ‘Les Protocoles des sages de Sion’ ont influencé l’antisémitisme apocalyptique d’Hitler
Par Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées et directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages*. Il analyse méticuleusement l’influence de la lecture des « Protocoles des Sages de Sion » dans l’antisémitisme d’Hitler.
On se demande à juste titre comment définir la place et l’importance de l’antisémitisme conspirationniste dans la « conception du monde » (Weltanschauung) d’Adolf Hitler. Pour répondre correctement à cette question, il faut tenir compte des leçons tirées par Hitler de sa lecture des Protocoles des Sages de Sion et des textes qu’ils ont inspirés dans les milieux antisémites après la révolution russe, décryptée comme une prise de pouvoir par les Juifs. Les bolcheviks vont ainsi se transformer en » bolcheviks juifs ». À partir du milieu de l’année 1920, dans la rhétorique antijuive hitlérienne, le type répulsif du » judéo-bolchevik » apparaîtra comme le pendant du type du « judéo-ploutocrate » ou du « judéo-capitaliste ».
Dans Mein Kampf, qui sera son unique livre publié (en deux tomes : 18 juillet 1925 et 11 décembre 1926), Hitler expose sa doctrine ou ce qu’il appelle sa « conception du monde », sous la forme d’un bilan incluant l’esquisse d’une autobiographie – mêlant le vrai et le faux –, le récit de la formation du « mouvement national-socialiste » et la définition de ses « buts ». Cette « conception du monde » comporte des considérations sur la nature et sur l’histoire dans lesquelles les notions de « race » et de « lutte pour la vie » jouent le rôle principal, comme chez les théoriciens du pangermanisme et les idéologues du mouvement « völkisch », les uns et les autres fortement influencés par les thèmes du darwinisme social et partageant tous un antisémitisme racial, politique et culturel dont Hitler a reçu l’héritage, qu’il réinterprète dans un sens conspirationniste. Sa tendance à diaboliser ses adversaires pour en faire des ennemis absolus s’est radicalisée dans son traitement des Juifs, qui a occupé une place centrale dans sa vision apocalyptique du grand combat final contre les ennemis supposés de l’Allemagne, et plus largement des peuples germaniques ou « aryens ».
Les quatre grandes composantes de la « conception du monde » hitlérienne sont les suivantes :
1° Une doctrine de l’inégalité des races humaines, disons le racisme aryaniste, qui postule que la race est à la fois un principe explicatif, un moteur de l’histoire et un principe normatif, et que le mélange des races est ce qu’il appelle « le péché originel de ce monde », dans lequel il voit principal facteur de la décadence des peuples ;
2° une vision impérialiste du darwinisme social fondé sur la « lutte pour l’existence », que traduit la lutte pour la puissance et l’expansion territoriale de l’Allemagne, c’est-à-dire, en langage hitlérien, l’acquisition d’un « espace vital » (Lebensraum) à l’Est ;
3° Un programme eugéniste, appelé alors en Allemagne « hygiène raciale », dont l’objectif est la « purification » de la « race » et l’amélioration des « qualités héréditaires » (ou « raciales ») du peuple allemand, et ce, en éliminant les éléments jugés « dégénérés » ou « inférieurs » (eugénique dite « négative ») et en favorisant la multiplication des éléments « racialement sains » ou « supérieurs » (eugénique dite « positive », illustrée notamment par le projet Lebensborn), au moyen de l’application systématique par l’État de mesures de sélection des procréateurs selon leurs « qualités héréditaires » préalablement identifiées ;
4° Un antisémitisme conspirationniste et apocalyptique, fondé sur la conviction de la nécessité d’une lutte à mort contre la « juiverie internationale » (internationale Judentum) et la vision d’un grand combat final entre Juifs et Aryens, l’élimination des Juifs, ces « empoisonneurs internationaux » des peuples, étant la condition de la rédemption des peuples de race aryenne.
La construction du Juif comme ennemi absolu, chez Hitler, se déploie sur la base de deux amalgames polémiques : d’une part, le Juif assimilé à un « bacille », à un « virus », à la « tuberculose raciale des peuples » ; d’autre part, le Juif défini comme « l’image du diable ». Autrement dit, les Juifs ne représentent pas simplement une race inférieure parmi d’autres, ils incarnent une puissance négative, le principe même du Mal. C’est pourquoi certains idéologues nazis, tel Alfred Rosenberg, caractériseront les Juifs comme une « contre-race » (Gegen-Rasse), qui serait l’ennemie de toutes les races. Hitler emprunte à la vulgate « aryaniste » de son temps, et en particulier à Houston Stewart Chamberlain, l’idée d’une lutte éternelle entre Juifs et « Aryens » – Chamberlain parlait plutôt des « Germains » ou des « Slavo-Celto-Germains », d’autres auteurs du mouvement « völkisch » de la « race germano-aryenne » ou de la « race nordique » (ou « germano-nordique »).
Les thèses racistes comportent deux volets principaux. D’une part, l’affirmation d’une inégalité entre les races : si la « race aryenne », absolument supérieure, est la seule race dotée du pouvoir de « créer la civilisation », les Juifs sont dénoncés comme des « parasites », des « corrupteurs » et des « destructeurs ». D’autre part, la hantise de la « pureté du sang » de la race supérieure (« aryano-germanique »), qui implique de recourir à des mesures politiques allant de l’eugénique raciale à l’extermination physique des individus ou des groupes jugés « sans valeur de vie ». Pour Hitler, il s’agit à la fois de conserver un ordre racial hiérarchique supposé conforme à « la nature » et à ses lois, et de viser à « purifier » racialement le peuple allemand.
Hitler ne cache pas sa hantise de l’ »empoisonnement du sang » – du sang « allemand » ou « germano-aryen » –, par « le sang juif ». Il accuse les Juifs de comploter pour métisser et, par là, abaisser les peuples de race supérieure, afin de les mettre en esclavage. Une vision conspirationniste qui s’inspire en partie des Protocoles des Sages de Sion.
Lorsqu’il découvre les Protocoles, dans les mois qui suivent la première traduction allemande du faux, parue à la mi-janvier 1920, Hitler ne doute pas qu’il s’agisse d’un texte révélant le programme secret des hauts dirigeants juifs qui visent à devenir les maîtres du monde. Sa lecture du faux lui donne un modèle d’interprétation de la révolution bolchevique, qu’il attribue aux Juifs, à l’instar des antisémites russes et germano-baltes installés à Munich – tel Alfred Rosenberg –, qu’il fréquentait.
À partir du printemps 1920, il intègre dans sa vision antijuive du monde le mythe répulsif du « bolchevisme juif » à la conquête du monde, qui s’ajoute à la représentation du Juif comme maître de la finance internationale. Au contre-type du Juif exploiteur (financier ou capitaliste) s’ajoute celui du Juif révolutionnaire criminel. Si ce remaniement de sa « doctrine » s’est opéré sous l’influence de Dietrich Eckart (son « mentor ») et de Rosenberg, il doit aussi beaucoup à sa lecture des Protocoles et des textes dérivés de ce faux, tel Le Juif international, recueil d’articles antijuifs attribués (faussement) à Henry Ford, dont Theodor Fritsch, « le vieux maître de l’antisémitisme allemand » (comme Hitler l’appellera plus tard), avait publié une traduction allemande en 1921 (t. I) et 1922 (t. II).
En 1924, dans la postface de sa traduction des Protocoles, publiée sous le titre Les Protocoles sionistes, Fritsch pouvait en recommander chaudement la lecture : « Nos futurs hommes d’État et diplomates devront apprendre des experts orientaux en infamie jusqu’à l’ABC du gouvernement, et, pour ce faire, les Protocoles sionistes offrent un excellent enseignement préparatoire. » C’est ainsi que le faux a été utilisé, à l’instar du Prince de Machiavel, comme un manuel pratique de stratégie politique. On connaît la fameuse déclaration de Himmler, qu’il faut prendre comme l’écho d’une opinion répandue dans l’entourage du dictateur : « Nous devons l’art du gouvernement aux Juifs », référence aux Protocoles que, disait-il, « le Führer [avait] appris par cœur ».
Il faut noter au passage que Fritsch a exercé en Allemagne un véritable magistère en matière d’antisémitisme depuis la publication à Leipzig, en 1887, de son Antisemiten-Katechismus ( » Catéchisme des antisémites »), réédité en 1907 sous le titre Handbuch der Judenfrage (« Manuel de la question juive »), indéfiniment revu et mis à jour, y compris sous le Troisième Reich. Il fut certainement, jusqu’à sa mort en septembre 1933, le plus actif des idéologues völkisch. Se référant à ses lectures de jeunesse lors de son séjour à Vienne, où il s’installa en février 1908, Hitler écrit à Fritsch, dans une lettre datée du 28 novembre 1930 : « Le Manuel de la question juive je l’ai étudié à fond dès ma jeunesse, à Vienne. Je suis convaincu que c’est justement cet ouvrage qui a contribué de manière toute particulière à déblayer le terrain au grand profit de l’antisémitisme national-socialiste. J’espère que la 30e édition ne sera pas la dernière et que ce manuel se trouvera bientôt dans chaque famille allemande. »
Il ne faut certes pas prendre à la lettre ces propos, mais ils témoignent de la volonté d’Hitler de s’inscrire clairement dans la tradition de l’antisémitisme allemand. À partir du printemps et surtout de l’été 1920, dans ses discours, Hitler présuppose que les Protocoles constituent la preuve de l’existence d’un grand complot juif, à la fois judéo-capitaliste et judéo-bolchevik, bien qu’il ne cite le faux pour la première fois que dans son discours du 12 août 1921. Le 19 août 1920, à Rosenheim, Hitler cite une deuxième fois les Protocoles, qu’il affirme provenir du premier congrès sioniste tenu à Bâle en 1897, et, selon un compte rendu ce discours dans la presse, déclare que « la conquête du pouvoir, quels que soient les moyens d’y parvenir, a toujours été et demeure le but des Sémites ». Quant à ses diatribes contre les « bolcheviks juifs » ou le « poison judéo-marxiste », elles sont alimentées notamment par ses lectures des textes d’accompagnement des Protocoles. En août 1921, le journaliste britannique Philip Graves, dans le Times, démontre que les Protocoles des Sages de Sion sont un faux. Mais cela ne change rien pour Hitler et les dirigeants nazis, qui continuent de croire que le document prouve l’existence du « péril juif ».
En Allemagne comme en France, en Grande-Bretagne ou en Italie, le principe de la contre-argumentation des défenseurs de l’authenticité des Protocoles est simple, et relève de l’argument ad hominem : les Juifs étant identifiés comme les « grands maîtres du mensonge », plus ils dénoncent le document comme un faux, et plus ils confirment malgré eux qu’il est authentique. Il y a là un bel exemple du biais cognitif appelé « biais de confirmation d’hypothèse ». La question de l’authenticité obsède cependant certains hauts dirigeants nazis. Le fidèle des fidèles qu’est Rudolf Hess écrit ainsi le 14 octobre 1923 dans une lettre adressée à sa fiancée : « D’ailleurs, à côté du programme (…) je parle toujours, par principe, des Sages de Sion et des preuves de leur authenticité. » Quant à Goebbels, il note dans son Journal le 10 avril 1924 qu’il croit que les Protocoles « sont un faux », mais il corrige le tir en soulignant la « vérité interne et non pas factuelle » du document, ce qui revient à distinguer la question de la vérité symbolique du contenu des Protocoles de celle de l’authenticité « matérielle » du document.
Les dix-huit lignes consacrées, dans le premier tome (1925) de Mein Kampf, aux Protocoles, constituent un résumé des arguments fallacieux avancés par les défenseurs de l’authenticité du document contre ceux qui, à partir de l’été 1921, avaient établi qu’il s’agissait d’un texte fabriqué sur la base de divers plagiats et d’autres faux (tel le « Discours du Rabbin »), le principal texte plagié étant le pamphlet de l’avocat républicain d’extrême gauche Maurice Joly publié en 1864, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Face à cette imparable démonstration faite par le journaliste britannique Philip Graves dans le Times, Hitler va reprendre à son compte diverses arguties, notamment celle qui consiste à distinguer, dans le document, son inauthenticité philologique de sa prétendue véracité « spirituelle ». Même s’il est un faux, le document garde toute sa valeur : « Il est indifférent de savoir quel cerveau juif a conçu ces révélations ; ce qui est décisif, c’est qu’elles mettent au jour, avec une exactitude qui fait frissonner, le caractère et l’activité du peuple juif et, avec toutes leurs ramifications internes, les buts derniers auxquels il tend. »
Hitler rejoint ainsi les partisans de l’authenticité des Protocoles qui voyaient dans le document un précieux dévoilement de l’ »esprit juif » et des stratégies par lesquelles les Juifs étaient en train de réaliser leur objectif final : la domination du monde. En dépit de l’établissement de son caractère de plagiat destiné à la propagande antijuive, ce faux est devenu au XXe siècle le plus puissant vecteur de l’une des principales accusations chimériques portées contre les Juifs : celle de conspirer en vue de conquérir le monde. Après la création de l’État d’Israël, en 1948, le mythe du complot juif mondial s’est transformé en mythe du complot sioniste mondial, devenu central dans la propagande islamiste.
Pour Hitler, lire les Protocoles, c’est apprendre à connaître les Juifs, comprendre les buts qu’ils poursuivent ainsi que leurs stratégies et leurs tactiques. C’est aussi expliquer la marche du monde par ses causes cachées, à savoir les complots fomentés par les Juifs depuis les débuts de l’histoire. C’est enfin se protéger contre « le Juif », voire commencer à gagner le combat contre l’ennemi absolu, « l’image du diable », en se montrant capable de démonter ses mensonges et de déjouer ses manœuvres. À la suite de Ford, qu’il admire, Hitler accorde ainsi une importance décisive au document. Il affirme dans Mein Kampf : « Le jour où il sera devenu le livre de chevet d’un peuple, le péril juif pourra être considéré comme conjuré. » Telle est la condition de la croisade hitlérienne contre les Juifs.
Jusqu’en 1939, les Protocoles seront utilisés par les services de propagande du Troisième Reich, en particulier par le Welt-Dienst (« Service mondial »), organisation nazie spécialisée dans la propagande antijuive internationale dirigée le lieutenant-colonel Ulrich Fleischhauer, disciple de Fritsch et ancien proche de Dietrich Eckart, dont l’objectif était « d’opposer – pour la première fois au monde – à l’Internationale des Juifs celle des judéologues ». Le 3 novembre 1939, Goebbels rapporte dans son Journal une conversation avec le Führer : « Nous nous demandons si nous ne devons pas utiliser les Protocoles sionistes pour notre propagande en France. » En pleine guerre, le 13 mai 1943, Goebbels résume ainsi une conversation avec Hitler :
« Les Protocoles sionistes sont aujourd’hui aussi actuels que le jour où ils ont été publiés pour la première fois. (…) J’en ai parlé à midi au Führer. Il estime que les Protocoles sionistes peuvent être considérés comme absolument authentiques. » Et de conclure son exposé sur le « péril juif » : « Les peuples modernes n’ont donc pas d’autre solution que d’exterminer les Juifs [die Juden auszurotten]. »
Les thèmes conspirationnistes empruntés au faux auront structuré définitivement, dès le moment de sa formation, l’idéologie nazie, en faisant de son manichéisme une orthodoxie. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la propagande nazie va se centrer sur l’idée-force du combat final contre l’ennemi absolu, « le Juif », dont l’élimination est présentée comme une action dotée d’une valeur rédemptrice. L’alternative indépassable « eux ou nous », formule de la guerre totale, se traduit par ce credo de facture messianique et millénariste : l’anéantissement des Juifs est le salut des « Aryens ».
Comme l’a bien vu l’historien Saul Friedländer, l’antisémitisme hitlérien est un antisémitisme rédempteur. Il ne se réduit pas à un simple « discours de haine », il implique un programme d’action dont l’objectif est l’anéantissement du principe du Mal, « le Juif ». Et ce combat possède une valeur sacrée. Il s’agit d’une croisade libératrice et rédemptrice. On en trouve une sloganisation frappante dans un livre pour enfant en usage sous le Troisième Reich : « Ohne Lösung der Judenfrage / Keine Erlösung der Menschheit » – « Sans solution de la question juive / Point de salut pour le genre humain ».
Machine à diaboliser les Juifs, les Protocoles, à travers les usages qu’en ont fait les propagandistes nazis sous l’impulsion d’Hitler et de Rosenberg, auront bien joué le rôle d’un « permis de génocide ».
* Dont Hitler, les « Protocoles des Sages de Sion » et « Mein Kampf » : Antisémitisme apocalyptique et conspirationnisme PUF, 2020, 256 p., 18 euros
SOURCE :
« l’influence de la lecture des Protocoles des Sages de Sion dans l’antisémitisme »
ce truc est encore mentionné par les antijuifs d’aujourd’hui, il me semble même l’avoir aperçu en téléchargement
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« Les bolcheviks vont ainsi se transformer en bolcheviks juifs »
c’est très commode pour certains d’occulter ainsi tous les fils de pute non juifs de ce régime qui ont génocidé plusieurs dizaines millions de personnes