Attentat de Montrouge, l’hypothèse du massacre évité dans une école juive
Tout en rendant hommage à Clarissa Jean-Philippe, la policière municipale tuée le 8 janvier 2015, les témoins ont tous jugé qu’elle n’était pas la cible initiale de Coulibaly.
Par Valentine Arama
Son portrait est là, à l’entrée de l’école, juste à côté de la synagogue. Tous les matins, professeurs et élèves de l’école juive Yaguel-Yaacov voient le visage de Clarissa Jean-Philippe, la jeune policière municipale tuée par Amedy Coulibaly le 8 janvier 2015 au matin, à Montrouge dans les Hauts-de-Seine. Située rue Gabriel-Péri, cette école est à moins de 200 mètres de l’endroit où la policière a été abattue. Et depuis les faits, cette même question subsiste : était-ce cela, la véritable cible du terroriste ? Le matin du 8 janvier, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, Clarissa Jean-Philippe et son collègue sont appelés au 89 avenue Pierre-Brossolette pour un banal accident de la route. Leur présence sur les lieux relève donc du pur hasard.
Il n’est pas encore 8 heures quand le binôme arrive à l’endroit de l’accident, il fait encore nuit et leurs chasubles « police » réfléchissent dans le noir. La suite se déroule en quelques secondes. Dans l’obscurité, un homme lourdement armé fonce sur eux, déclenche un fusil d’assaut et tire.
À 8 h 4, Clarissa Jean-Philippe est touchée. Dans la confusion de cet instant « surréaliste », un des agents de propreté de la commune, qui est arrivé plus tôt pour dégager la voirie, se retrouve nez à nez avec l’assaillant. Alors qu’il lutte de manière acharnée pour tenter de lui prendre son arme, l’auteur des tirs finit par lui asséner un coup de crosse à la tête, avant de prendre la fuite. Les enquêteurs, qui ont vite fait le lien avec l’attaque commise la veille, n’ont aucun mal à remonter jusqu’à Amedy Coulibaly, proche des frères Kouachi, et très vite identifié comme l’auteur des faits.
Les inquiétantes ressemblances avec l’attentat commis par Mohamed Merah à Toulouse
Rien ne permet cependant d’expliquer pourquoi il s’en est pris aux policiers municipaux, et particulièrement à Clarissa Jean-Philippe, qui succombera à ses blessures. « Rien, en dehors du port de l’uniforme ne peut justifier cette agression », avançait jeudi à la barre l’ancien chef du service départemental de la police judiciaire des Hauts-de-Seine. Mais la présence de ces deux policiers, tout à fait imprévue, ne pouvait en aucun cas avoir été anticipée par Amedy Coulibaly. L’enquêteur revient ensuite sur le trajet « pour le moins étrange » du terroriste : « Le chemin qu’il a emprunté nous laisse penser qu’il aurait pu se diriger en direction de la synagogue avant de faire demi-tour », concède-t-il.
La topographie, l’horaire de l’attaque (aux alentours de huit heures), la présence du terroriste, arrivé sur une moto dont le traqueur a été retiré… Tout cela n’est pas sans rappeler l’attentat commis par Mohamed Merah à l’école Ozar-Hatorah à Toulouse, en 2012. S’ajoute à ces éléments le fait que le lendemain, à 13 heures, Amedy Coulibaly entrera à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, où il tuera quatre personnes, lors d’une prise d’otage de plus de quatre heures. Le mobile antisémite avait d’ailleurs déjà été évoqué au moment de l’instruction : « Il est très vraisemblable qu’Amedy Coulibaly avait prévu de s’attaquer à cette école et qu’il ait changé ses plans au dernier moment pour une raison indéterminée. » Les magistrats instructeurs précisaient néanmoins qu’il s’agissait ici d’une « hypothèse », « qu’aucun élément dans les exploitations informatiques ou téléphoniques » n’avait pu confirmer.
« Ce gars-là, il est venu parce qu’il y avait une cible »
Pendant deux jours, la cour s’est toutefois employée à creuser cette piste. Les auditions successives de l’ancien chef du service départemental de la police judiciaire des Hauts-de-Seine jeudi, puis de plusieurs témoins présents au moment des faits ce vendredi n’ont d’ailleurs fait que renforcer ces suppositions. Si l’ancien chef de la SDPJ 92 explique qu’il peut en effet y avoir « un lien » entre la présence de Coulibaly et l’école juive, il veut rester prudent.
Me Victor Zagury, l’avocat du père de Clarissa Jean-Philippe, interroge alors l’enquêteur, lui rappelant qu’un témoin a plus tard affirmé avoir remarqué un individu suspect le 7 janvier 2015 au soir près de l’école Yaacov. « La personne auditionnée rentrait chez elle en passant par la rue Gabriel-Péri et a indiqué avoir vu un homme noir, d’environ 1,75 m, capuche relevée et regardait les lieux et son portable avec insistance », souligne Me Zagury. Était-ce Coulibaly qui effectuait des repérages ? « Le comportement de l’intéressé interroge », concède l’enquêteur, rappelant toutefois qu’il est impossible de dire si cette école était, ou non, la cible initiale du terroriste.
Laurent, le chef d’équipe des services de propreté de la commune de Montrouge, lui, en est sûr : le terroriste visait l’école. C’est lui qui s’est interposé face au terroriste le 8 au matin, dans un geste héroïque. « Ce gars-là, il est venu parce qu’il y avait une cible. Et ce qu’il fait le lendemain à l’Hyper Cacher, c’est une preuve de plus », commence-t-il à la barre. Il déroule alors tous ses arguments devant la cour : « Dès le départ, j’ai pensé que l’horaire correspondait, la direction dans laquelle il descendait correspondait. Je pense qu’il avait repéré les lieux à l’avance et qu’il est arrivé trop tôt ce matin-là, il a vu qu’il n’y avait personne, il ne pouvait pas rester statique à cet endroit au risque de se faire contrôler par les forces de l’ordre, car il avait déjà sa kalach sous sa doudoune, ça se voit tout cet attirail, donc il a fait le tour », explique Laurent avec aplomb.
Et le quadragénaire ajoute : « On ne peut pas venir dans ce quartier surarmé et se dire je verrai sur place. Pour moi il avait bien prévu de venir shooter des gens à l’école, de remonter sur sa moto qui était à 30 mètres. Mais après les coups de feu rue Brossolette, impossible de revenir vers l’école. L’accident de voiture, les policiers, la bagarre… Ce concours de circonstances qui a fait qu’on s’est tous retrouvés là ce matin-là », assure Laurent.
L’hypothèse ne sera jamais prouvée
À l’école Yaacov, les intentions du terroriste font également peu de doute auprès des parents et des professeurs. Laurent s’en est rendu compte en recevant une lettre de la mère d’une enseignante. « C’était un très beau courrier pour me remercier et pour me dire que tous les matins elle penserait à nous, parce que c’était évident que la cible était l’école juive. » Ce courrier, Laurent l’a gardé précieusement.
C’est effectivement le fruit du hasard
« Je pense, en effet, qu’on l’a arrêté dans son action alors qu’il se dirigeait vers la synagogue… On était là, sur son chemin », abonde aussi Jonathan, le binôme de Clarissa Jean-Philippe. Samia, la responsable de la police municipale à Montrouge qui se rendait au poste à pieds au moment des faits, déclare également : « Au moment où j’ai vu Clarissa, j’ai tout de suite pensé à un attentat. Puis à l’école Yaacov qui est juste à côté rue Gabriel-Péri. Personne ne pouvait savoir que Clarissa se trouverait à cet endroit-là à ce moment. » « C’est effectivement le fruit du hasard », enchaîne le président, qui sait que l’hypothèse ne pourra jamais être prouvée. Aux assises valent les faits, rien que les faits. Laurent, Jonathan, Samia et tous les autres resteront donc sans réponse sur les véritables desseins du terroriste. Conscients qu’un massacre a été probablement évité, tous déplorent aussi le fait que Clarissa se soit retrouvée « au mauvais moment, au mauvais endroit ».
Source :
https://www.lepoint.fr/justice/attentat-de-montrouge-l-hypothese-du-massacre-evite-dans-une-ecole-juive-18-09-2020-2392589_2386.php