Storia Nostra. (1942) De vrais-faux passeports fournis par le consul de Turquie épargnent aux Juifs de Corse les affres de la déportation

By  |  5 Comments

Par Par Jean-Pierre Girolami

« Tous les Juifs de mon arrondissement furent dotés de la nationalité turque », raconte le sous-préfet de Bastia au général de Gaulle. Mais en 1943, le commandement italien ordonne l’internement de tous les Israélites à Asco.
Mars 1942. Le Consul général de Turquie en poste à Marseille, Beli Arbel, reçoit la visite inopinée d’une personne avec laquelle il s’entretient longuement. Peu de temps après, il s’envole pour Ajaccio à bord d’un hydravion en compagnie de sa femme et de son jeune fils, Niel, 7 ans. La famille loge à l’hôtel, d’où l’enfant ne sort que pour de rares promenades. Son père Beli Arbel, part le matin en voiture et ne rentre que le soir. Nul ne connaît l’itinéraire de sa tournée ni la nature de ses rencontres. Dans sa serviette, des documents secrets, en réalité des passeports vierges destinés aux Juifs de Corse menacés par les mesures de comptage nouvellement édictées par le régime de Vichy.
Car la Turquie étant un pays neutre dans le conflit, la détention d’un passeport turc s’avère une garantie d’immunité. En devenant des citoyens turcs par naturalisation, les Juifs de Corse se retrouvent de facto « immunisés » par ce titre dûment délivré par le consulat général de Marseille dont dépend la Corse, et par voie de conséquence, sauvés de la déportation et de la mort.
« Sur le Continent, la politique antisémite de Vichy donne aux Allemands des facilités pour identifier les Juifs, les arrêter et les déporter en Allemagne. En Corse, ils se trouvent dans une relative sécurité, même si des voix hostiles réclament le même traitement que sur le continent ; c’est le cas de la presse qui collabore, et de membres du PPF qui diffusent des tracts antisémites et tracent des inscriptions insultantes sur les façades des commerces. » (1) C’est dire à quel point l’opération menée par le consul de Turquie apparaît délicate. Ankara est au courant, « mais ne connaît plus personne si cela tourne mal », comme le souligne le fils du consul, Niel Arbel, qui, lors d’une rencontre à Bastia, a évoqué ses plus anciens souvenirs. Après une première mission dans le Sud de île où il reçoit le concours bienveillant du préfet de Corse Paul Balley, le consul Beli Arbel arrive à Bastia où il réside dans le cadre accueillant de l’hôtel Île de Beauté, un établissement moderne près de la gare. Beli Arbel rencontre alors le sous-préfet de Bastia, Pierre-Henri Rix qu’il n’aura aucune peine à convaincre du bien-fondé de sa démarche. Car Rix est un authentique gaulliste de la première heure, qui, bravant l’administration de Vichy, écoute Londres en secret le soir dans son bureau. Refusant la défaite, il s’est battu vaillamment lors des durs combats de mai 1940 sur le front belge d’où il revint grièvement blessé.
Les deux hommes créent des liens d’amitié lors d’une balade en voiture autour du Cap Corse, ponctuée d’un repas à Saint-Florent. Dans son journal, le sous-préfet de Bastia indique avoir fait part au Consul de Turquie de « certaines menaces » pesant sur les Israélites de son arrondissement. « Je ne sais plus qui de nous en a eu l’idée, mais quand en fin d’après-midi, après avoir fait le tour par Pino et Luri, je le dépose à l’hôtel Ile de Beauté en face de la gare de Bastia, je lui ai cédé tous les Israélites de mon département, qui vont être déclarés sujets ottomans et qui échapperont à ce titre aux mesures vexatoires dictées par Vichy », indique Pierre-Henry Rix. (2) Lors d’un entretien privé avec le général de Gaulle en 1947 au domaine de la Boisserie, Rix déclarait : « Grâce au chargé d’affaires de Turquie à Vichy, M. Beli-Arbel, tous les Juifs de mon arrondissement furent dotés de la nationalité turque… Ainsi, quelques semaines plus tard, l’envoyé de Vichy pour les affaires juives repartait bredouille !  » Le sous-préfet ne donne pas le chiffre de passeports turc distribués, mais le chiffre de 20 000 est avancé pour la seule région de Marseille.
L’insurrection du 9 septembre sonne aussi l’heure de la liberté pour les 57 Juifs internés
Ainsi, grâce à de vrais-faux passeports portant le sceau officiel de la Turquie et au concours des préfets, la Corse n’a pas livré ses Juifs, contournant ainsi d’habile façon les lois de Vichy. Niel Arbel, le fils du Consul se dit fier de l’attitude de son père durant la guerre. Car « celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière ». Il était temps. En juillet 1942 le régime nazi déclenche l’opération Vent printanier, une gigantesque rafle dans plusieurs pays européens dont la France. Dans la seule ville de Paris, 13 000 Juifs seront arrêtés avec le concours actif de la police française. En Corse, dès 1943, l’occupation italienne accentue la pression antisémite. « En mars 1943, le commandement militaire italien exige de la préfecture l’établissement et la communication des listes de juifs. En mai, à sa demande, 57 Israélites sont arrêtés à Bastia et dans son arrondissement et internés à Asco. » (3) Arrêtés par les carabiniers sur ordre du général Magli, les Juifs de Bastia sont transférés à Asco et détenus dans le groupe scolaire. Toute sortie leur est interdite, mais ils peuvent recevoir de la visite. Toutefois, leur détention fut adoucie par une population bienveillante. « Le camp d’Asco était gardé par des fantassins revenus de Tripolitaine dont les sympathies à l’égard de l’allié allemand paraissaient limitées… Tous les témoignages convergent pour souligner le soutien manifesté par les habitants du village et les scènes de fraternisation qui l’accompagnèrent. » (4) Dans le même temps Pierre-Henry Rix, préfet trop gaulliste aux yeux de Vichy, est muté à Cognac.
L’armistice du 8 septembre signé entre Eisenhower et Badoglio, et l’insurrection qui s’ensuivit, mettront fin à cette épreuve humiliante. Que serait-il advenu des Juifs d’Asco, si l’occupation allemande s’était prolongée, quand on sait que des agents nazis complotaient à Ajaccio durant l’été 1943 avec des complicités locales ? L’un d’eux, Walter Rauff, est un colonel SS reconnu pour être un promoteur de la solution finale. Recherché comme criminel de guerre pour le meurtre de 97 000 Juifs, Rauff l’inventeur des « gas wagen » trouvera refuge au Chili.
Cependant, les Allemands n’avaient pas vocation à se maintenir dans l’île, mais à l’évacuer. « Il n’y a donc pas d’application en Corse de politiques allemandes inspirées de l’idéologie nazie comme dans la France continentale. C’est la Wehrmacht qui définit les modalités de l’occupation et non les SS. Il reste que les circonstances, qui sont celles d’un état de guerre, les rendent très rigoureuses. » (5)
La seule victime de la barbarie nazie en Corse est un Juif allemand, Ignace Schreter. Arrêté et transféré à Drancy en 1942 sur la signature d’un fonctionnaire agissant en l’absence du préfet Paul Balley, il mourra en déportation. L’histoire édifiante des diplomates turcs qui sauvèrent la vie de nombreux Juifs pourchassés par les nazis, a été portée à l’écran sous le titre Turkish passport et présentée au Festival de Cannes en 2011.
(1, 3, 5) Hélène Chaubin. Corse des années de guerre. Editions Tiresias. (2) Pierre-Henry Rix. Par le portillon de La Boisserie. Nouvelles Editions Latines. (4) Jérémy Guedj. La Corse et les Juifs de Vichy à la Libération. Corsica 39-45.
Source
Corse Matin

happywheels

5 Commentaires

  1. David92 dit :

    Il ne reste que 500 juifs environ en Corse.
    Il y a quelques années l’un de mes meilleurs amis fut décédé à Saint Florent on a dû faire appel à des Juifs de Bastia pour obtenir le menyane et pouvoir enterrer mon ami .
    Il n’y avait que 5 juifs à Saint Florent .

  2. David92 dit :

    Le kaddish perdu des juifs de Corse

    Autrefois florissante, la communauté juive de Corse est aujourd’hui sur le déclin. Avec elle, c’est un pan méconnu de cette histoire qui risque de sombrer dans l’oubli.

    Par Antoine Albertini
    Dans la petite salle de la synagogue, derrière les façades de la rue du Castagno qui dévale vers le vieux port de Bastia, des mains ridées étreignent les franges du tallith, le châle traditionnel de prière juif. Ce samedi d’août, trois vieux messieurs psalmodient dans un hébreu un peu hésitant la prière du shabbat, les yeux clos, le regard tourné vers un passé où les rires des enfants de réfugiés juifs d’Alep ou de Tibériade encombraient les ruelles du vieux quartier génois de la ville.

    Un passé où la minuscule synagogue Beith Mer, installée en 1934 dans un ancien appartement, ne pouvait pas accueillir toutes les familles venues prier pour Yom Kippour ou Rosh Ha-Shanah. Un passé où le vieux Nahmani avait convié le petit peuple bastiais, bonnetiers juifs et tenanciers de cantines, pisciaghje (« poissonnières ») et pêcheurs, prêtres de l’église Saint-Jean toute proche, catholiques et juifs mêlés, à célébrer sur la place du Marché la naissance de son onzième enfant. Un fils, enfin, après dix filles !

    C’était dans l’autre siècle… Celui qui avait vu 744 hommes, femmes et enfants débarquer dans le port d’Ajaccio un matin de décembre 1915, expulsés d’une Palestine encore sous le joug ottoman et que se disputaient Britanniques et Français d’un côté, Turcs et Allemands de l’autre. Muletiers, cordonniers, agriculteurs, ils avaient dû tout quitter pour une patrie incertaine autant qu’inconnue, emportant avec eux la somme de 3 livres turques par famille et quelques objets rituels.

    Souvenirs de ces temps enfuis, les noms s’effacent peu à peu des devantures des commerces de la rue Napoléon, dans le centre ancien de Bastia, où une grande partie de la communauté a essaimé peu après son arrivée à Ajaccio. Des dizaines d’échoppes autrefois tenues par les Ebrei – les « Hébreux », en Corse –, il n’en reste que trois pour perpétuer la présence de la communauté. Côté impair, les deux chausseurs Cohen. En face, Chez Aben Frères, articles et vêtements de travail.

    Partis, les familles Yebgui, les Chetrit et les Eknine. Montés en Israël, les filles Eskenazy, les sœurs Abbo et les Toledano, dont l’un des patriarches deviendra ministre du culte du premier gouvernement de David Ben Gourion. Entre Ajaccio, Saint-Florent, L’Ile-Rousse ou Bastia, il ne reste plus qu’une vingtaine de familles. Depuis la mort du rabbin Mayer Toledano en 1970, bien peu de fidèles à la prière du shabbat.

    Quand un deuil frappe une famille, il est difficile de réunir les dix hommes dont la présence est indispensable pour dire le kaddish, la prière des morts. Le plus souvent, un rabbin est dépêché du continent. Il n’oublie jamais d’apporter des produits casher : le dernier rayon de la dernière épicerie à proposer de la nourriture autorisée a fermé, il y a quinze ans, faute de clients. « C’est pourquoi le consistoire nous autorise à dire le kiddouche, la bénédiction du vin, avec de la bière. Nous ne trouvons plus de vin casher », s’excuse Claude Benassouli. Arrivé en Corse en 1991, cet ancien conservateur des hypothèques anime une fois par semaine une classe d’hébreu, langue qu’il a apprise, à 28 ans, à Paris, quand il était un jeune rapatrié d’Algérie. Ses élèves ? Neuf dames patronnesses des bonnes œuvres du couvent Saint-Antoine et un moine franciscain…

    Un ancien de la communauté soupire : « Pour voir les juifs de Corse, il suffit de monter au carré israélite du cimetière. »

    Berri « Shalom » Spitezki et Salomon Weiss, eux, ont préféré rencontrer les vivants. Au mois de juillet, ces deux jeunes loubavitchs new-yorkais, d’origine belge, sont venus. Depuis quarante ans, chaque été, les jeunes hommes non mariés de ce mouvement ultra-orthodoxe accomplissent des visites aux foyers juifs en déshérence. Leurs pas les portent d’Ukraine en Afrique du Sud, en Roumanie… Cette année, Salomon a décidé de suivre son ami Shalom sur les traces de sa propre famille. « C’est ici que ma grand-mère a trouvé refuge pendant la seconde guerre mondiale, sur les conseils d’amis du continent. Elle a pu échapper aux rafles », explique-t-il à la terrasse d’un café, place Saint-Nicolas, à Bastia.

  3. David92 dit :

    Comme l’ont écrit Jean-Marie Arrighi et Olivier Jehasse, deux historiens nationalistes, dans leur Histoire de la Corse et des Corses (Perrin, 2008), « c’est la présence italienne qui sauve les Juifs de Corse », ce qui explique que « de nombreux Juifs se réfugient en Corse » comme à Nice.

  4. David92 dit :

    Cela ne signifie évidemment pas que le fascisme italien ne fut pas antisémite mais les mesures prises contre les Juifs ont été de nature essentiellement vexatoires, administratives ou économiques (interdictions d’exercer, confiscations) comme le montre le très beau film de Vittorio de Sica, Le jardin des Finzi Contini. Elles n’ont pas conduit à des déportations.

  5. David92 dit :

    Rappel quand même..

    Dans l’Empire ottoman, à prédominance musulmane, l’appartenance religieuse déterminait généralement le statut. Selon Moshe Ma’oz, les chrétiens et les juifs étaient considérés comme des « sujets inférieurs ou des confessions illégitimes »1. De ce fait, ils étaient souvent victimes de discrimination de la part de l’État.

Publier un commentaire

Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *